Choir est une île qui a les caractéristiques de Palafox, de Crab, du monde décrit dans la seconde partie de Sans l'orang-outan. Elle change au gré des pages (ici banquise, jungle là), n'ayant de permanent que son affinité avec tout ce qui se dérobe: sable, boue, falaise, etc. De plus, elle est quintessentiellement hostile.
Dans cette île, tout est renversé en raison de l'aversion des humains pour leur habitat. Tout est motif de haine. L'aspect "description des moeurs" couple donc au sein de chaque paragraphe une chute du mauvais vers le pire (pour le lecteur) à l'annulation de tout ce qui pourrait être progrès, développement, facilité (pour les habitants). Car, et c'est la grande force morale du livre, le "nous" indistinct employé par le narrateur semble absolu dans sa volonté de NE PAS COLLABORER avec le lieu. Aucun aménagement possible. On ne peut être qu'interloqué quand la détestation déployée coïncide dans ses résultats avec notre monde, où nos efforts tendent à rendre les choses confortables. Le narrateur énumère tous les comportements possibles, ce qui a les vertus et les défauts de la liste: monotonie, ambition, sentiment de totalité, inutilité diffuse...
Remarquons au passage une insistance à maltraiter les enfants (en leur faisant croire à des jeux), qui fait craindre pour celle dont il est tant question dans l'autofictif.
La description des mœurs doit accompagner ce que le narrateur présente comme le centre de son récit: la geste d'Ilinuk. Christ à douze doigts de pieds, il est le seul à s'être échappé de l'île. Le récit, rapporté par un St Pierre très vieux, est la seule chose fixe à laquelle la vie des insulaires se raccroche. Je ne m'étendrai pas, tant cet aspect du livre joue avec virtuosité avec tout ce qu'on a dit sur le Grand Récit, sur le rôle de la césure de la Croix, sur l'unification du peuple par la transmission d'une histoire commune, etc. On voit apparaître des Diogène, des hérésies, on voit le crépuscule de la croyance, et tout ça légèrement mais précisément.
Je préfère insister sur les hymnes à Ilinuk. J'en veux encore, je veux qu'ils soient enregistrés. Hélas, on n'entendrait plus les majuscules:
"Orée, Entame, Bourgeon, Aube, tous les départs, Ilinuk! Lauréat du plus gros potiron! Extra-fine Illusion! Lanceur d'oies! Imputrescible salaison!..."
Ces trois niveaux de récit sont entremêlés habilement. J'ai comme souvent été porté par le plaisir des phrases parfaites, et puis je me suis rendu compte que Chevillard bâtissait des récurrences de plus en plus visibles, que la fin confirma et dépassa. Il a mené un Plan.
Une dernière chose: avec Sans l'Orang-outan, Chevillard s'est lancé dans la déploration. Avec Choir, il reprend cette voix tout en réutilisant les armes aiguisées dans la détestation du Vaillant petit tailleur et de Nisard. Cet alliage donne à ce qui pourrait n'être qu'une parodie contre-utopique écrite à la Michaux une tonalité pathétique touchante.
Enfin, pourquoi Choir est-elle Choir? La réponse me paraît figurer en p170: "Est-ce de ce manque que nous souffrons? Voici une possible définition de Choir: le pays sans orang-outans."
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste 20