Un matin de l'année 1369, place Maubert à Paris, le couvent du Carmel ébranle son glas, ajourne l'obituaire et entame pieusement une longue série d'offices funèbres. La communauté est endeuillée d'un frère dont rien, pour le moment, ne laisse deviner que le nom traversera les siècles dans une relative discrétion. Si l'on devait à ce moine tresser une couronne posthume, elle ne serait guère de lys royal ou de noble hermine, mais du chardon et des ronces qui ont, trois décennies durant, heurté sans trêve le petit peuple de France. Peuple de tourbe, le bâton sur l'échine, qui avait essuyé sans mot dire les chevauchées anglaises, les pillages des Grandes Compagnies, l'incendie des villages et des églises, laissé tant de ses enfants passer du berceau au calvaire, de faces livides échouer dans l'ornière des tueries ou la pourriture de Peste. Peuple de sang et de douleur que le carme, de son vivant, avait tant de fois prêché de parole sainte sur le pavé des grandes places, à l'abri des murailles parisienne et rémoise. Piqué d'un remord que devait exciter cette impuissance d'une vie à faire taire les misères du monde, Jean de Venette – c’est le nom bien incertain que la postérité a retenu – laissait derrière lui, non point de domaines en son Oise natale, mais un manuscrit et ses maigres souvenirs, témoins précieux des échos de la Guerre de Cent Ans, qui venaient si souvent s'ébouler avec fracas sur le seuil de sa chapelle.



Choses vues et choses entendues composent en contrepoint cette symphonie crépusculaire. Accoudé à son pupitre, le moine la rédige patiemment, année après année, jetant ses rudes jugements sur les tribulations d'une Couronne au bord de l'effondrement, le Lys Valois cédant toujours sans périr au Lion d'Angleterre. Il vécut cette crise dans le sacerdoce mendiant, assumé vaille que vaille malgré les commotions d'une guerre à l'issue bien incertaine. En chroniqueur attentif aux sursauts vaseux de la politique, son souci est de se faire rapporteur intègre des événements qui jalonnent ainsi le conflit entre les deux princes de sang. Figurent en bonne et due forme les grandes dates de ces trois décennies de charnier exécrable, le désastre français de Crécy (1346), la bataille de Poitiers (1356), la Paix de Brétigny (1360) pour n'en citer que les lignes de crête, mais également les déboires des alliances aristocratiques qui se font et se défont alors au sein des partis anglais et français. Large place est faite aux batailles livrées par le Dauphin Charles au Roi de Navarre durant la captivité de Jean le Bon, sans oublier l'arrière-plan de la guerre, où l'encre ne tarit pas, depuis la succession violente du duché de Bretagne – opposant Charles de Blois au comte de Montfort – jusqu'aux luttes intestines minant lentement les comtés de Brabant, de Hainaut et moult baronnies grosses ou menues du Bassin Parisien, la seule France qui existait alors sous ce nom-là.



Mais ce qui fait de Jean de Venette une voix si singulière est ailleurs. Non dans la prolixité de sa langue, qui ne noircit après tout qu'un mince volume, ni dans l'éclat de son style que d'aucuns disent « incorrect et boursouflé ». C'est cette indépendance d'esprit qui l'assoit plus volontiers à l'écuelle du peuple qu'à la table de ci-devants gavés de prébendes et de pain blanc. Point d'illustres attachements pour entraver ou dévier le cours de sa parole, sinon l'obéissance qu'il doit au Carmel et chemin faisant, à la papauté d'Avignon. C'est ce qui le distingue tant des plumes serviles qui hantent alors le réfectoire de Saint-Denis, abbaye royale abouchée à la croupe de Philippe VI, ou celle, tonitruante, d'un Jean Froissart tenant tout ce qui n'est point blasonné d'armoiries pour ribauds, merdailles et purin de basse fosse. Quoique son parti soit malgré tout, assez souvent, celui du Valois contre l'envahisseur anglais, Jean de Venette a l'âme violente d'un prédicateur populaire, non celle d'un vulgaire propagandiste inscrit aux gamelles fleur-de-lysées des grands féaux du royaume. L'emploi du latin est déjà le signe qu'il entend réserver, dans une certaine mesure, l'accès de sa mémoire au cercle restreint des ecclésiastiques qui en monopolisent encore très largement l'usage et la pratique, comme l'explique très bien Colette Beaune dans cette édition qu'elle dirige aux Lettres Gothiques. Conscient de l'incorrection de ses opinions, il ne souhaite guère être lu dans ces cours souveraines qu'il flétrit d'un verbe âpre et mesuré.



Cette sensibilité l'invite à se faire l'écho formidable de la révolte parisienne d’Étienne Marcel en 1358, ou des Grandes Jacqueries menées sous la bannière de Guillaume Carle au pied des forteresses du Beauvaisis. Tant de fois son cœur balance entre la juste réponse à l'oppression féodale et l'indignation devant les pillages, massacres, viols, extrémités banales auxquelles aboutissent trop souvent les bandes paysannes altérées de fureur, et qui ne trouvent leur issue que dans un cycle long de vengeances et le rétablissement des puissants dans leur domaine : « Chevaliers et nobles (…) parcoururent les villages et en incendièrent beaucoup. Ils mettaient à mort les paysans, tant ceux qu'ils pensaient avoir été rebelles que ceux qu'ils trouvaient dans les maisons ou au travail dans les vignes et les champs », raconte le chroniqueur après qu'une bande fût passée par le glaive du côté de Montdidier, par les troupes du Navarrais et du comte de Saint-Pol. Les épisodes de ce genre sont légions, le plus marquant étant bien sûr la Geste formidable du Grand Ferré non loin de Compiègne (1359), la hache rustique abreuvée de sang anglais, courant sus à l'ennemi étendard à la main devant l'impéritie de ses propres seigneurs. Malgré ces ambiguïtés parfois sensibles, l'hostilité générale à l'ordre combattant ne se dément jamais chez Jean de Venette, qu'il accuse ouvertement de lâcheté et d'inaction dans la défense du territoire, qu'elle fût contre les troupes d’Édouard III ou celles des routiers sévissant par tout le pays.



Mais il ne faut pas s'y tromper, jamais le chroniqueur n'entend remettre en cause l'ordre social voulu par Dieu, bien au contraire, son indignation est par bien des aspects conservatrice. Quand il baille ses outrances à tel baron dissipant gabelles et maltôtes en dépenses somptuaires et inutiles, ou tel autre chassant à l'épervier quand des bandits pullulent sur les routes, Jean de Venette accuse la noblesse de déserter la place qu'elle occupe traditionnellement dans la société des trois ordres, vivace encore malgré les profondes évolutions économiques et sociales qui marquent le XIVe siècle. En manquant au devoir de protection qui d'ordinaire la juche et la cimente au sommet de l'ordre féodale, elle rompt l'équilibre qui l'accorde aux gens de labeur et de clergie, prive de contrepartie réelle le cens qu'elle perçoit pour l'entretien de ses domaines et la tranquillité des ceux qui s'y affairent avec résignation et humilité. C'est que la société médiévale, loin de se résumer à des rapports de domination iniques et des hiérarchies rigides, repose sur un équilibre subtil de dons et de contre-dons, auxquels la noblesse, comme le clergé ne peuvent se dérober sans en payer le prix fort. Les crises qui parcourent la France de part en part en ce siècle-là, notamment les révoltes urbaines, ne peuvent évidemment se résumer à cet aspect, mais il sourd avec une telle virulence sous la plume Jean de Venette qu'il est impossible de s'en détacher complètement. « Historien du dérèglement des choses comme du dérèglement des hommes », pour reprendre la bonne formule de Colette Beaune, notre chroniqueur n'hésite pas à recourir à la fable pour mieux châtier les mœurs d'une chevalerie en déshérence, et je ne résiste pas à l'envie d'en retranscrire ici le phrasé lapidaire, en guise de conclusion :


« Il était une fois un chien robuste et courageux en qui son maître avait toute confiance. Il espérait que, si le loup venait pour dévorer les brebis, son chien le repousserait et ses brebis en seraient mieux gardées. Et il en fut ainsi en de multiples reprises. Mais avec le temps, le loup contracta avec le chien une très grande amitié. Le chien dit alors au loup d'attaquer avec audace les brebis et d'en emporter une ; le chien courrait rapidement après lui, comme s'il voulait récupérer la brebis et la rendre à son maître. Mais quand tous deux seraient bien loin des yeux du maître ou berger, à proximité de la forêt, ils dévoreraient ensemble, tout entière, la malheureuse bête. Et ainsi firent-ils bien souvent. À son retour, le chien était félicité par le maître trompé qui croyait que, parti à la poursuite du loup, il avait fait tout son possible pour récupérer la brebis. Ce fut ainsi que ce maudit chien dissimula plusieurs fois sa malice et trompa son maître, si bien qu'à la fin lui et le loup dévorèrent toutes les brebis du troupeau par fraude et injustice ».

Pastoure
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le 15 avr. 2025

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