Un soir que j'écumais encore des durs labeurs du jour, la cafetière entartrée d'une chienlit sans nom, de ces pandémoniums abominables où forniquent ensemble tout ce qui ferait regretter d'avoir un jour ouvert les mirettes sur le printemps d'une vie, je me suis retrouvé, las, dans une cuisine trop longtemps négligée, sans avoir la moindre idée ni de la bouffe, ni du film à m'envoyer dans le bocal pour passer la soirée. Et combien gros il m'en fallait pour river le bec à ma conscience et piquer de suite le roupillon d'outre-tombe qui me tendait les bras. Rassemblant le peu de ténacité qu'il me restait pour clore une journée ivre déjà de crépuscule, c'est auprès d'un hochepot des Flandres - savouré comme le pain de la Cène - devant Mon Oncle d'Amérique que je décide finalement de me faire un sort, pas prêt pour un sou ni pour l'un ni pour l'autre, mais c'était l'exutoire que je m'étais promis comme une aube nouvelle.



Se faire un film d'Alain Resnais, pour moi comme pour d'autres, c'est un acte qui charrie toute une symbolique, c'est autre chose que de s'envoyer un pot-au-feu, il faut reconnaître, et Dieu sait que j'avais pourtant la tripaille en charité, le diable à la panse, une fringale de gueux, à m'engouffrer le cuir de mes pompes, le bide fiché dans la plante de mes deux gros panards rincés de glaise, enfin tout ce que la langue me permet d'épanchements, du reste, totalement superflus si le gigantesque coffre à blé qui me sert de fondement ne m'astreignait pas à la stricte observance d'un repas par journée, faisant de la bouffe un sujet d'obsession plus que morbide. Mais se farcir Resnais, disais-je, et pour revenir à la seule chose qui nous préoccupe ici, c'est un tout autre projet. C'est le plaisir de mettre un pied dans la Nouvelle Vague pour mieux le retourner au cul de tous les soixante-huitards attardés qui en font un horizon artistique indépassable, brandir contre l'ennemi son propre glaive de carton-pâte, saisir au coltard le conformiste satisfait et crever dans ses yeux tout l'orgueil de sa petite révolte générationnelle et son cortège d'idoles païennes du post-modernisme obscur et engagé. Je me sentais là, comme un abruti fanfaronnant, prêt à toucher à la fin de l'envoi des vicomtes à col roulé, délicieusement empanaché comme le plus célèbre gascon du royaume de France et de Navarre, et fatche de Dio, Resnais m'a eu... il m'a assis sur ma lune, tourné et retourné comme un aligot à la casserole, fondu comme une graisse de volaille au fond d'une poêle avant la fricassée ! J'avais dans la bouche, en plus d'un morceau de jarret mijoté deux plombes et demi dans un festival d'arômes de thym et de lauriers, le goût ô combien plus amer de la défaite. J'étais conquis, son film était bien, très bien même, c'était une pépite, un diamant, de l'or en barre, que dis-je, une croix d'émaux bressans, le collier de la reine, le putain de Graal ! J'ai cédé ad patres tous mes préjugés sur un certain cinéma « de gôche », fondés sur de vaines et insignifiantes généralités, moi qui, jadis, faisait des biscottes au beurre et des éditos de Christophe Barbier, les deux tartines indispensables des journées bien commencées, un vieux réac' quoi, un fou de Gabin, une vieille jaunasse tout droit sortie de la IVème !



Il faut bien avouer que Mon Oncle d'Amérique brille avant tout par la maîtrise parfaite de sa narration. Un pari audacieux qui n'était pas gagné d'avance, loin s'en faut, puisqu'il consiste à suivre trois personnages dans leur vie respective tout en se fadant en montage alterné les interventions régulières et professorales de Henri Laborit, lequel commente l'attitude de chacun à la lumière de sa théorie sur les quatre types fondamentaux de comportements humains :


«(1) le comportement de consommation, qui assouvit les besoins
fondamentaux ; (2) le comportement de gratification ; quand on a
l'expérience d'une action qui aboutit au plaisir et qu'on essaie de
renouveler ; (3) un comportement répondant à la punition, soit par la
fuite, qui l'évite, soit par la lutte, qui détruit le sujet de
l’agression ; (4) le comportement d'inhibition, on ne bouge plus, on
attend en tension, et l'on débouche sur l'angoisse, l'impossibilité de
dominer la situation
 »


Là-dessus, Alain Resnais déploie magistralement son histoire, en prenant soin de mettre en scène ses personnages dans leur quotidien, mais en pointant ces instants charnières où ils agissent selon la matrice imposée par le bon professeur, c'est-à-dire en fuyant pour se préserver des situations de conflit, ou en entrant en compétition les uns avec les autres, dans des rapports de dominance où se fixe le sort des faibles et des forts, mais également des logiques de violence qui ne visent pas tant l'éradication d'une souffrance qu'une lente accommodation à cette dernière, la fameuse "inhibition" qui a fait d'Éloge de la fuite, le petit succès de librairie qu'on sait. Henri Laborit place ainsi l'instinct de domination au cœur de ses hypothèses sur l'inconscient humain, ce qui en fait un marxiste indécrottable dont on comprend qu'il se soit mis cul et chemise avec un Resnais survolté pour distribuer des baffes à répétition à tous les crétins nostalgistes mussoliniens, dont je fus, hélas condamnés trois heures durant à inhiber l'action comme les dernières des merdes.



Bref, tout cela est mené d'une main de maître, si bien que la plus grande qualité du film est incontestablement son don de pédagogie, son accessibilité et sa merveilleuse cohérence d'ensemble. C'est d'ailleurs probablement ce qui permet d'essuyer d'un revers de patte toutes les critiques qui, à l'époque, remettaient en question les spéculations de Henri Laborit, puisqu'il s'agit ici, et avant tout, non de se perdre en érudition mondaine et pseudo-scientifique, mais de raconter une histoire dans le sens le plus fondamental du mot, celle des trois protagonistes que sont Gérard Depardieu, Nicole Garcia et Roger Pierre, en décortiquant leurs décisions et leur trajectoire à la lumière des déterminismes sociaux et physiologiques que le narrateur choisit de faire peser sur eux. Suit un procédé narratif original par lequel sont éclairés simultanément les personnages et les gestes du marionnettiste Henri Laborit, lequel guide littéralement les destinées de ses cobayes, les soumet à l'examen de son schéma, et nous les donne à voir dans une forme de réalité psychologique profonde, méandreuse, où l'échec en société confond le corps et l'esprit dans une même logique de déliquescence. Sans que l'ensemble ne prenne jamais l'apparence d'un exposé théorique, c'est précisément de cette machine narrative lancée à pleine balle qu'il est possible de tirer un vrai plaisir de cinéma, peu importe que la science du célèbre neurobiologiste soit aujourd'hui jugée fantaisiste, voire, n'ayons pas peur des mots, totalement fumeuse. Et d'aucuns le considéraient, même à son époque, comme un « outsider » dans son propre domaine d'étude, un caillou dans la godasse de Freud, un cheveu dans la soupe à papi Mac Lean. En témoigne l'interview accordée à la revue Raison Présente en 1981, dont je ne saurais trop vous conseiller la lecture, donnant une bonne mesure du degré d'inimitié qu'il était capable d'inspirer dans les milieux universitaires, mais surtout le flegme imparable et l'aplomb infaillible qu'il conserve face à des interlocuteurs enragés de ne pouvoir le coller sous bande, et dont je n'ose vous parler sans moi-même me signer d'un geste fébrile.

Pastoure
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le 10 sept. 2020

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