C'est étrange cette capacité qu'ont certains films de frapper la mémoire par une ou deux scènes-clés. Au gré d'une réplique, d'un plan, d'un mouvement de caméra, tout le propos est là soudainement délivré de l'opaque carcan de l'action, réduit d'un coup à son essentiel. Ce qui paraissait vague et flottant se fixe dans un rapide éclair et le film franchit le seuil de sa propre destination, les voiles gonflées jusque là par les vents du hasard. S'il m'était permis de dresser des parallèles saugrenus, j'invoquerais volontiers Théodore de Banville et son Petit Traité de Poésie pour éclairer ce sentiment particulier que m'a inspiré le beau film de Julien Duvivier. C'est une formule au sujet de la rime, si pleine d'outrance qu'on peine à la prendre réellement au sérieux, que l'auteur, du reste, introduit par un cabotinage impossible, tressé de solennités littéraires trop assumées pour être honnêtes, une fausse révélation que l'ironie mordante de l'auteur présente comme "vérité cachée à l'endroit le plus secret du tabernacle", une règle d'airain forgée sur la molle enclume du second degré disposant « qu'on n'entend toujours dans un vers que le mot qui est à la rime ». Voilà, c'est tout, passez votre chemin, vous n'aurez rien de plus... Sérieusement, qui prétendrait en mener large avec ça ? Et pourtant tout est là, dans un mot, ce mot seul qui suffit au poète à susciter les images voulues dans l'esprit du lecteur, à y fixer l'essence d'une pensée, d'un sentiment, d'un propos, comme un doigt tendu suffit au Caravage à saisir la fulgurante Conversion de Matthieu, le mot sorcier, comme l'écrit joliment l'auteur, qui magnifie le vers et féconde son sens, exprime à lui seul l'idée maîtresse sans besoin de la développer in extenso, l'élément isolé et magnétique qui draine la puissance de l'ensemble. Et bien, au risque de paraître pompeux, en y allant de mes grandes convocations, c'est au prisme de cet étrange effet que j'aime considérer à rebours La Belle Equipe de Julien Duvivier.
Car tout dans ce film subit l'irrésistible attraction d'une scène, comme un bourgeon éclatant sous la poussée de sève. Sans l'appui de son sortilège, on suivrait presque d'un œil dépassionné les péripéties de cette jolie bande de déclassés qui met en commun son capital de billets et de bras pour construire une guinguette en bord de fleuve, loin des faubourgs parisiens et de leur misères quotidiennes. L'aventure ne manque pourtant pas de panache et c'est déjà avec un plaisir certain que nous les voyons se fagoter leur petite Arche de Noé, au rythme des joyeuses convulsions de Raymond Aimos, paquet d'os dont on se demande comment il peut tenir un corps, affublé d'une voix de fer rouillé qui accuse merveilleusement son petit sobriquet. À l'instar des frondaisons de peupliers blancs que les rayons percent au hasard du ramage, la bâtisse est une ruine éventrée de la toiture au seuil. Le train silencieux de ses murs dépareillés, dont lierres et sureaux coiffent les arêtes chenues, végète dans un lit profond d'années perdues, avant que ne se gâche à nouveau dans le creux de ses lézardes profondes le beau mortier des camaraderies laborieuses. Pendant que s'amarre sur un fronton de palissade les jeunes idylles de Micheline Cheirel et Raphael Medina, tout un petit monde s'active ainsi à faire de l'Eldorado des Chevaliers d'la Gaule cette réalité promise par un Jean Gabin électrisé, le poing tendu vers des lendemains qui chantent. Alors on dresse l'échafaudage, on plante les poteaux, on tire le plâtre, on rabote les planches, on croise les chevrons, on fait chanter la poulie, et l'on se compose dans les sublimes nécessités du travail l'équilibre qui noue d'un seul tenant l'amitié de tous ces hommes de bonne volonté. On réchauffe ses guêtres au pied de l'âtre, on se compte fleurette, les cigarettes pendent à tous les becs et les jours coulent ainsi leur cadence paisible.
Mais les lunes retirent autant qu'elles apportent, et nos jeunes gars ne tardent pas à essuyer les plâtres, voyant fondre comme neige au soleil ces espérances qui jusque-là guidaient une destinée commune. Voilà Énée quittant Carthage en flammes, Dante promenant ses pas dans le premier des neufs cercles lucifériens. Il fallait bien une femme pour lacer et délacer ces chaudes amitiés, éclore la fleur épineuse des voluptés et des haines refoulées. Jean Gabin et Charles Vanel, qui ont vu leur paradis se dépouiller des hommes qui l'ont initié et lui ont donné un sens, se font une guerre sans merci, une vieille guerre à vrai dire, une guerre toujours recommencée et qui toujours revient comme vague à l'écueil, celle qui arrachait déjà au fils de l'Homme cette réplique définitive : « que celui qui n'a jamais péché lui lance la première pierre ! » Tombant de Charybde en Scylla dans les bras d'une véritable femme-ogresse, consumant leur force dans la satisfaction de caprices impossibles, se heurtant au mur d'une indifférence profonde pour tout ce qui n'est pas d'or, les deux Ulysse déchus s'abîment dans un vide existentiel. Ils comprennent peu à peu qu'ils ont sali leurs mains en scellant dans la main de Circé un pacte faustien où ils perdaient tout.
C'est au creux de la vague qu'opère le charme de cette « scène fée » dont je voulais parler ici. Une séquence presque anodine en réalité, un petit pas-grand-chose qu'on a laissé là, l'air de rien, un chien perdu, une pauvre aumône. Une seule réplique lâchée d'un souffle par un Jean Gabin déphasé, tendu et engoncé dans son complet zébré, suffit alors à donner une autre couleur à tout ce qui a précédé : « Si j'te disais que la plus belle nuit de ma vie, je l'ai passée à grelotter sur un toit ? » Dans ces quelques mots évaporés, qui ne sont rien, que la caméra ne relève pas même par un léger mouvement d'esthète, nous reviennent soudain les images de cette pluie torrentielle qui menaçait d'écrouler la toiture neuve, ces cinq hommes unis comme les doigts d'une main, étalés de leur long, pesant de leur poids jusqu'aux plus légères extrémités, retenant les tuiles dans leurs charnières mouillées, sauvant ce qu'ils bâtissaient de leurs mains et de leur amour, se sauvant eux-même dans le déchaînement des éléments impétueux. Ce travelling vertical qui nous les montrait alors à l'assaut des échelles, ne filmait déjà plus des hommes saisis par l'adversité, ils étaient plus grands, plus beaux, c'était une ascension d'archanges profanes, ils étaient redevenus ces dieux pauvres qu'un monde indifférent laboure aux flancs, forcés de composer avec lui, de se régler à sa partition, et de faire ce qu'ils font par le grand commandement du sang : créer, maintenir, pérenniser.