En novembre 2015, France Culture se fendait d'un billet sur l'affiche du film de Jacques Rivette, sortie de derrière les fagots par les réseaux sociaux pour laver l'immonde souillure des boucheries du Bataclan. Un acte spontané de commisération parmi cent autres dont le pouvoir d'évocation résidait tout entier dans une bête lecture 1er degré du titre, ce que Hélène Deyle, auteur du billet, appelait dans cette infâme novlangue de la Vulgate Radio France, « assertion performative ». Allons donc ? On croit voir d'ici le peuple parisien en bataillons ordonnés dresser contre la sauvagerie et le fanatisme religieux la barrière de son indéboulonnable esprit de Liberté, sa muse antique, son glaive nu, les temps glorieux de 45, Les loups regardent vers Paris ? Oui, mais Paris nous appartient ! Sans rire ? Est-ce que tout ça n'est pas un peu trop facile ? Vous ne sentez pas le vent de l'époque brosser les vanités dans le sens du poil ? Sortir du cabinet des antiquités un héroïsme bas de plafond dont seul importe d'affecter la posture ? Mais sur quel genre de glaive, sur quel genre de crosse pourraient s'agréger aujourd'hui les petits doigts maigres et souffreteux des conscrits de la twittosphère ? On baille des gueules grandes comme des fours pour se rejouer sur le mode burlesque le coup de la division du Général Leclerc. C'est la Geste d'Orange sans Roncevaux, Le temps des cerises sans communards, le Chant des Partisans sans francs-tireurs, une pétition de courage sans galopade au tambour, une hypocrisie généralisée qu'un disgracieux vocabulaire d'administration dissimule sous des pompes grotesques, une profonde vacuité consciente d'elle-même fondue sous l'épaisse plâtrée de concepts quasi-improvisés : Assertion performative, non mais c'est à se taper le cul par terre ! Et voilà Paris tout entier se drapant avec contentement dans sa bravoure en trompe-l’œil, brodant ses guenilles dans l'or de toutes les fadaises possibles, surtout si ce sont des références culturelles, pensez-vous, pourvu que tout cela ne produise d'effet sur rien sinon sur l'ego de chacun, cette oie déjà bien grasse de l'ère du Grand Gazouillis Généralisé, et les vaches seront bien gardées.


Dans un genre similaire, on se souviendra des pancartes « Même pas peur » place de la République, brandies par une foule blafarde et panurgique, dont on sait qu'elle piétinerait ses propres gosses sur le pavé des grands boulevards si le feu d'un nouvel attentat lui soufflait sur le coin du front, versée dans les grands élans de bravoure comme je le suis dans les récits brefs, prompte à des velléités de résistance aussi molles dans les actes qu'outrancières dans les mots, et pourvu, là encore, que l'écho de son hurlement retentisse une fois le danger bien écarté. En pied dans les rues de la capitale, ou sur son cul dans les égouts de l'opinion que sont Facebook et Twitter, la foule et son cortège festif abreuve ainsi le quidam du « sentiment de puissance invincible qui lui permet de céder à des instincts que, seul, il eût forcément refrénés ». D'où cette production en série de tartines inqualifiables que l’intarissable polygraphe de Psychologie des foules se serait pâmé d'observer dans le Paris des attentats islamistes, comme il l'avait fait déjà dans celui des émeutes boulangistes. Bref, je place le film de Jacques Rivette bien malgré moi sous le sceau d'une bêtise qui ne le concerne en rien, mais c'est à ce prix qu'on se paye des entrées en matière originales. Du reste, je doute fort que les badauds ayant partagé l'affiche de Paris nous appartient l'aient réellement vu, tant le film offre en réalité peu de connexions avec notre actualité.


Outre l'ouverture sur une citation de Charles Péguy, contredisant au passage l'assertion performative du titre, sans qu'on en comprenne d'ailleurs la raison, il n'est même jamais réellement question de Paris en soi. Paris n'est pas le sujet de l'histoire, ni même celui de la caméra du réalisateur, qui lui préfère cent fois les quatre murs plâtrés d'une chambre d'étudiant, des hangars désaffectés reconvertis en salle de répétition pour comédiens fauchés, et quelques autres intérieurs claquemurés des poutres au plancher qui sont bien loin de rendre hommage à la Ville Lumière. Le Paris de Jacques Rivette ne respire pas, il sent le renfermé, il est moite comme une aisselle, ses murs blanchâtres dégueulent dans le cadre, la caméra gâche du plâtre, elle garnit sa petite taloche et l'amateur de peinture fraîche en a pour son argent. Fascinante et ennuyeuse claustration permanente qui réfléchit étrangement l'état psychique des personnages, enfermés dans leur paranoïa surréaliste, coincés dans une intrigue grand-guignolesque toute embuée de flou artistique. Il n'est, en effet, jamais simple de cerner le propos de Jacques Rivette, ni d'ailleurs même son sujet. Son film compose en permanence sur des thématiques éclatées, sans rapports apparents entre elles, qui retranchent pêle-mêle le Théâtre et la bohème parisienne, une apocalypse politique sur fond de complotisme halluciné et bien sûr, l'enquête menée par la pétillante Betty Schneider (dont le talent indéniable et la quasi-omniprésence m'ont, seuls, permis de boucler cette triste bobine) au sujet de la mort d'un guitariste anarcho-libertaire dont le sort nous indiffère profondément.


Bref, Paris nous appartient est un film totalement en roue libre, qui ne doit sa postérité qu'au socle de marbre sculpté pour lui dans le Saint des Saints de la Nouvelle Vague. Son caractère diffus et son surplus de digressions l'alourdissent considérablement au lieu de l'enrichir, et ce qu'il gagne en singularité est aussitôt perdu sur le plan de la cohérence d'ensemble. Mais que Jacques Rivette veut-il nous dire ? Sérieusement, est-ce que quelqu'un sait ? Passant allègrement d'une brève dissertation sur le Pericles de Shakespeare dont le « chaos organisé » est une vulgaire mise en abîme du film même, aux récurrentes tartarinades eschatologiques d'un Daniel Crohem épuisé de se creuser dans le front un sillon planté comme un profond semis de raves entre deux mirettes brûlantes de Savonarole des beaux quartiers, l'impression donnée au spectateur est in fine celle d'une improvisation de bout en bout, dont le bonhomme ne semblera pas se départir tout au long de sa carrière, et qui atteint peut-être son point d'orgue avec l'imbuvable Céline et Julie vont en bateau, que je n'évoque ici que pour mieux me dispenser d'en faire une critique complète tant il me serait difficile d'argumenter sur plus de 3 plombes de carnaval scénaristique sans queue ni tronche. Passerait encore si la mise en scène de Jacques Rivette s'était au moins placée sous le sceau de l'audace briguée tambour battant par la Légion des Cahiers du Cinéma, mais sa dimension terriblement statique et conventionnelle range son film, malgré la gouaille intarissable des jeunes turcs sur l'aspect révolutionnaire de leur cinéma, dans la triste "Tradition de la Qualité" que François Truffaut châtiait à grands traits de plume dans les mises en scène d'un Delannoy, d'un Allégret ou autres Autant-Lara, tous mis au pilori du Sacro-Saint Post-modernisme. Maurice Pialat, en son temps, a déjà vomi ce cinéma d'intello torturé. Je me contenterais de joindre à son édifice de gerbe, une modeste fermentation stomacale.

Pastoure
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le 23 mai 2022

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