J'ai abordé ces "Chroniques de l'Oiseau à Ressort" avec crainte, effrayé par les 900 pages de l'édition de poche et l'annonce d'un roman "sans réelle intrigue", sur la seule bonne fois de mon fils, qui me l'avait chaudement recommandé. Une paire de semaines plus tard, je le referme en me demandant si ce n'est pas là le plus beau Murakami que j'aie jamais lu... Car il m'a offert des heures et des heures de plaisir intense, entre une (vague) histoire de mondes parallèles à la "1q84" assortie d'une sorte d'adaptation du mythe d'Eurydice qu'Orphée doit aller chercher aux enfers, et, beaucoup plus intéressant sans doute, une myriade de récits baroques de mésaventures survenues à des personnages plus étranges les uns que les autres. C'est dans cette multiplication de fictions tantôt ésotériques tantôt terriblement réalistes, comme celles consacrées à la guerre en Mandchourie, au massacre des animaux d'un zoo ou à la survie dans les Goulags sibériens - sans doute les passages les plus émotionnellement forts du livre - que se niche la splendeur ébouriffante de ces "Chroniques...". On ne peut pas nier quelques passages à vide ci et là, toujours supportables grâce à la merveilleuse écriture poétique et empathique de Murakami, qui personnellement me bouleverse encore après toutes ces années, mais Murakami nous offre a mi-parcours un joli changement de perspective narrative qui secoue nos habitudes construites au cours des centaines de pages qui ont précédé, et surtout une dernière partie du livre avec une montée en tension mémorable : un passage fantastique passablement éprouvant juxtant avec les souvenirs du goulag soviétique, le tout jouant sur des émotions fortes il est vrai inhabituelles chez Murakami... Certains se sont plaints également du manque de "résolution de l'énigme", alors qu'il me semble au contraire que, un peu comme dans le cas des meilleurs cauchemars de David Lynch, une "logique du rêve" assez impérieuse répond sans facilités scénaristiques à toutes les questions que l'on a pu se poser au fil des pages. Bien sûr, règne sur ce livre si particulier une double impression de flottement et de flou, qui rebutera les lecteurs les plus matérialistes, mais qui est le charme singulier de ces "Chroniques de l'Oiseau à Ressort".
"La vérité n'est pas forcément dans la réalité, et la réalité n'est peut-être pas la seule vérité." [Critique écrite en 2017]