Sophie Divry entremêle les témoignages de cinq Français qui, ayant récemment participé aux manifestations des Gilets jaunes ou pour le climat, se sont retrouvés mutilés, leur main droite ayant subi l’explosion d’une grenade GLI-F4 – contenant 25 grammes de TNT – faisant donc partie de l'attirail classique de la police, au moment où ils la ramassaient pour l’éloigner d’eux ou de leur famille…
Ce sont donc cinq vies qui, du jour au lendemain, basculent. Tout est évoqué dans ce court texte, avec délicatesse et précision : stupeur de l’explosion ; semaines passées à l’hôpital en opérations chirurgicales ; retour à la maison, dans le déni, la morosité ou la dépression ; détresse d’une existence dans laquelle le moindre geste du quotidien devient un calvaire – s’habiller le matin, éplucher une patate, faire la vaisselle, etc. – ; sentiment de n’être plus le même (« je ne reconnais plus l’homme que j’étais, le travailleur que j’étais »), d’être devenu inutile, soit parce que travailler est devenu impossible (« vous en connaissez des plombiers à une seule main ? »), soit parce qu’on se sent devenir un assisté, par sa femme, ses parents, ses enfants (« Ce sont mes enfants qui me coupent ma viande, alors que ça devrait être moi qui leur coupe la leur. ») Il faut désormais apprendre à accepter son moignon, à apprivoiser sa prothèse, à renoncer à tout ce qu’on ne pourra plus faire –guitare, moto… –, tout ce que l’on ne pourra plus être (chaudronnier, tourneur-fraiseur…). Bien sûr, les soucis financiers (900 € par mois d’indemnité, c’est peu quand on est devenu invalide), la paperasse s’accumulent, et surtout la colère contre un pouvoir qui minimise (pas de « dommages irréparables » selon Macron), qui justifie (Didier Lallemand qui tentent de maintenir la fiction de la violence des manifestants), ou qui fait diversion (Castaner qui s’indigne devant un tag sur l’arche de Triomphe)…
Un sentiment de colère que l’on peut essayer de canaliser dans des démarches judiciaires coûteuses, pleines d’embûches décourageantes, et dont on sait qu’elles n’aboutiront pas, ou au terme d’un coûteux combat – en énergie, en argent et en temps. Mais du temps, de toute façon, il va en falloir beaucoup pour surmonter le traumatisme : « Plus d’un an après les faits, on est toujours dans l’explosion. C’est comme si la grenade, elle explosait toujours. »


Cinq voix qui, tissées entre elles, n’en font plus qu’une seule. Le dispositif est déroutant dans les premières pages, mais on s’y fait très vite. Le travail de collage et de montage est très bien réalisé, et bientôt, on n’essaie plus de savoir qui parle, mais on se laisse guider par cette narration qui nous fait ressentir la violence insoutenable d’un État qui utilise des « armes de guerre » contre sa propre population. Bref, un texte simple et efficace, qui parvient à faire affleurer rapidement l’émotion et l’indignation chez le lecteur.

Courfeyrac
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le 11 mai 2021

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