Civilizations
6.4
Civilizations

livre de Laurent Binet (2019)

Une uchronie solide, mais pas tout à fait satisfaisante d'un point de vue romanesque

J'imagine que tout le monde a entendu parler de "Civilizations" de Laurent Binet, l'un des best-sellers de l'année 2019. Ce roman suscite ma curiosité depuis sa sortie, du fait d'une idée de départ qui a pu surprendre les lecteurs peu familiers avec l'uchronie : l'auteur imagine un 16ème siècle où ce ne sont pas les Européens qui "découvrent" l'Amérique, mais les Incas qui débarquent en Espagne...


Un peu à la manière des "Lettres Persanes" où l'Étranger, l'Autre, est là pour nous offrir un nouveau regard sur nous-mêmes, dans "Civilizations" il est moins question de l'Amérique précolombienne que de notre propre culture européenne. Malgré l'irruption d'Incas puis d'Aztèques sur les terres de Charles Quint et de François Ier, le 16ème siècle fictif qui nous est présenté ressemble à celui que nous connaissons. On retrouvera quelques-uns des grands événements de l'époque : les 95 Thèses placardées à Wittemberg, le camp du drap d'or, la bataille de Lépante... évidemment adaptés au nouveau contexte historique mis en place par l'auteur. Le côté ludique de l'uchronie est ainsi très présent : "Civilizations" est émaillé de multiples références à l'histoire et aux personnages réels, ainsi que de clins d'œil qui peuvent faire sourire, comme lorsque les Mexicains font édifier une de leurs fameuses pyramides dans la cour du Louvre !


Cet aspect référentiel se retrouve jusque dans le style d'écriture, qui adopte successivement la forme d'une saga scandinave, d'un journal de bord, de chroniques historiques, d'échanges épistolaires, de textes de lois, d'un récit picaresque... Autant de pastiches des écrits qui ont pu inspirer Laurent Binet. Ce choix de l'auteur est tout à fait respectable et courageux, on ne peut qu'admirer le tour de force stylistique, mais ce n'est pas forcément le plus confortable pour le lecteur. La narration de type "chronique historique" occupant la majeure partie de ces pages, on a donc une relation assez brute des faits, manquant fatalement de vie et pouvant engendrer une certaine frustration : une scène comme le débarquement des Aztèques en Normandie le 6 juin 1544 (!), on aurait aimé la vivre pleinement, et pas juste en avoir connaissance au détour d'une unique phrase... J'ai d'ailleurs senti poindre l'ennui un peu avant la mi-parcours, lors de l'errance d'Atahualpa à travers l'Espagne ; mais une fois que l'Inca s'est emparé du pouvoir et que l'on peut enfin constater l'impact politique, économique, culturel, religieux, de la rencontre entre les deux mondes, l'ensemble devient d'autant plus intéressant et invite à la réflexion.


Pas tout à fait satisfaisant d'un strict point de vue romanesque, "Civilizations" n'en est pas moins une uchronie solide, très stimulante pour quiconque aime ce genre d'exercice – et comme c'est mon cas, j'ai globalement apprécié ma lecture. Je reste un peu étonné du succès rencontré par ce roman, qui ne semble pas calibré pour plaire au plus grand nombre... mais si cela signifie qu'il existe un vrai public pour l'uchronie, c'est une bonne nouvelle. On peut tout de même penser que le même roman publié non pas par Grasset, mais par n'importe quelle maison d'édition spécialisée dans les Littératures de l'Imaginaire, n'aurait reçu aucun prix, et son auteur aurait été bien content d'en écouler quelques centaines d'exemplaires... Une uchronie où Laurent Binet vivote en tant qu'écrivain d'Imaginaire, voilà une idée de roman !

Oliboile
7
Écrit par

Créée

le 29 mars 2021

Critique lue 107 fois

1 j'aime

Oliboile

Écrit par

Critique lue 107 fois

1

D'autres avis sur Civilizations

Civilizations
Cinephile-doux
4

Incas d'école

L'empereur de l'uchronie en littérature, et il n'est pas prêt d'être détrôné, reste Philip K. Dick avec Le Maître du Haut Château qui imaginait le monde dans les années 60 après la défaite des Alliés...

le 21 août 2019

14 j'aime

Civilizations
nico94
7

Critique de Civilizations par nico94

« Civilizations » c’est d’abord une idée de départ assez géniale : Christophe Colomb n’a pas découvert l’Amérique, ce ne sont pas les conquistadors espagnols qui ont colonisé...

le 28 mars 2020

10 j'aime

Civilizations
JulieToral
4

Y a-t-il un coeur qui palpite ?

Le pitch est tout aussi alléchant que le texte est décevant. Très impersonnel, le roman se "contente" (on peut sans peine se figurer le travail monstrueux que ça a dû malgré tout demander ; d'où...

le 4 sept. 2019

6 j'aime

Du même critique

Le Silence des vaincues
Oliboile
6

Honorable réécriture de l'Iliade, une parmi des dizaines d'autres

Il y a encore une semaine, je ne connaissais ni le nom de Pat Barker, ni le titre de son dernier roman paru en 2020, ni les éditions Charleston qui ont publié celui-ci en France. Après vérification,...

le 25 mai 2022

6 j'aime

1

L'Ours et le Rossignol
Oliboile
7

Contes et folklore russes, version fantasy

Avant de lire "L'Ours et le Rossignol", j'étais partagé entre des sentiments contradictoires. D'une part, une certaine impatience à l'idée de découvrir un roman se déroulant dans un contexte russe...

le 6 mars 2019

5 j'aime

3