Cœur de lièvre
7.2
Cœur de lièvre

livre de John Updike (1960)

A 26 ans, Harry "Rabbit" Angstorm mène ce qui est parfois appelé une "vie rangée".

Il a sa femme, son enfant, son appartement et son travail. Il n'a pas vraiment choisi la plupart de ces choses mais comme on dit souvent : "dans la vie on fait ce qu'on peut, pas ce qu'on veut". A défaut d'avoir voulu être un artiste, Harry était un ancien prodige du basketball. Il lui arrive parfois de repenser à cette période où il était sous le feu des projecteurs. Ces instants où tout était encore possible, où il n'était pas enchaîné par toutes ces choses que l'on acquiert plus par réflexe que par réelle envie.


Un soir, comme à son habitude, Rabbit rentre chez lui après le travail. Il observe sa femme, enceinte de sept mois, affalée devant la télévision. Elle a un verre de whisky à la main. L'écran débite des idioties identiques à celles de la veille. Lorsque Harry ouvre la porte de la chambre, le défaut d'aménagement fait que celle-ci se cogne comme toujours au même endroit.


Sa femme lui demande alors d'aller acheter des cigarettes. Harry s'exécute, prend sa voiture, puis décide spontanément de ne jamais revenir.


Les vraies décisions ne se prennent pas sous le coup de la réflexion. Quand Rabbit part battre la campagne, il ne sait pas ce qui l'anime. Il sillonne les routes, à la recherche d'une insaisissable voie de sortie pour son existence. Sauf que nous ne sommes pas ici dans un road movie inspirant. Cette nuit sauvage ne mène à rien et Rabbit se retrouve à devoir rentrer chez lui. Penser qu'il est possible de changer d'existence en changeant de lieu reste un voeu pieu.


Rabbit reste cependant guidé par une intuition. Il y a quelque chose à atteindre quelque part. Tant que cette chose n'aura pas été trouvée, notre seule espoir se trouve dans la fuite. "I don't really have a plan. I'm sort of playing it by ear" énonce-t-il pour justifier ses agissements. Devant l'impossibilité de metre en mots son intuition, c'est son corps qui semble le diriger. "Rabbit, Run" est parsemé de cruelles peintures du désir humain dans tout ce qu'il a de plus animal. Dès 1960, Updike avait compris qu'on ne pouvait plus laisser de côté l'appel du charnel. Que ce qui motive l'humain ne se définit pas par l'entremise d'un dictionnaire.


"Rabbit, Run" n'est pas juste l'histoire d'une sécession individuelle. L'acte de Harry secoue le paysage autour de lui. Tout son entourage s'en retrouve affecté, les actes véritables entraînant toujours avec eux des conséquences irrémédiables qui nous questionnent à notre tour. La mécanique se met alors en marche, les échanges entre les personnages se succèdent à mesure que l'affolement se propage : pourquoi a-t-il fait ça ? Faut-il ramener la brebis égarée dans le droit chemin ? Mais comment ? Arriverons-nous à continuer notre vie normalement après avoir été témoin d'une telle chose ? "If you have the guts to be yourself, other people'll pay your price".


Un simple acte, immoral en apparence, soulève nombre de questions. Updike reprend ces interrogations, les embellit, leur donne le souffle du mouvement. Et dès lors les questions ne sont plus des adversaires à craindre mais au contraire, des alliés pour orienter et ornementer notre existence.

A ce titre, Updike est autant un sculpteur qu'un scruteur. Il fait de chaque tressaillement de lèvre une aventure dans la communication humaine. C'est de l'écriture de précision, qui s'attarde sur des malentendus, des froncements de sourcils, des désaccords qui s'expriment calmement ou violemment, des mots qui sont savamment choisis ou jetés au hasard. Le quotidien n'est plus vraiment du quotidien dès qu'on sait y filtrer les assemblances.

Updike semble rendre à ce dernier le mystère de la vie, cette incompréhension inhérente à l'existence humaine qui donne à certains l'envie de détaler tandis que d'autres préfèrent se terrer. Deux actions par lesquelles nous désignons le lièvre.


Le quotidien dans toute son horreur est parsemé de pierres sur lesquelles nous essayons de ne pas trébucher, sans se demander une seule seconde si notre précaution à filer droit ne nous empêche pas d'être plus attentif au paysage nous entourant. Il ne semble pas se passer grand chose dans le livre et pourtant celui-ci est d'une densité remarquable. Les explosions incertaines de la vie n'en sont que plus puissantes lorsqu'elles s'insèrent dans un écrin d'ennui.


"Rabbit, Run" est parsemé d'ambiguïtés. On a beau ne pas comprendre les actions de la majorité des personnages, n'avoir aucune explication sur le pouvoir de fascination que semble posséder Rabbit et pourtant cela fonctionne. Cela a le goût des réelles passions humaines, celles qui nous font tout quitter pour suivre une étincelle. Les fuites ont beau être par nature généralement décrites de manière péjorative, cela n'empêche pas certains de leur donner des lettres de noblesse. Comme si un jugement par contumace était un compliment déguisé, l'absence de l'accusé ne mettant que mieux en valeur le succès de son acte.

Mellow-Yellow
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le 22 juin 2023

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