Combats et métamorphoses d'une femme, Edouard Louis, Le Seuil
Edouard Louis construit une œuvre. A moins qu'il ne cesse de retoucher le premier livre qui l'avait fait connaître, lors de son entrée saisissante dans le monde des lettres : « Pour en finir avec Eddy Bellegeule », puissant récit autobiographique de la suffocation d'un adolescent homosexuel dans une famille pauvre du Nord de la France.
Ce fracas naturaliste et social dans le ronron bourgeois (petit ou grand) de l'auto-fiction à la française déchaîna les passions les plus vives : on fit grief à l'auteur, comme à Zola jadis, de sa complaisance à décrire la médiocrité, la méchanceté, la violence, et dans le cas d'EL, le racisme ou l'homophobie d'un milieu défavorisé ; et on lui imputa à crime de se comporter en transfuge de classe pour avoir jugé de haut ses parents et sa famille, pour l'avoir fait depuis le milieu intellectuel et social auquel il était parvenu, pour s'être servi de leur pauvreté et de leur absence de sensibilité, comme d'une arme de classe, qu'aussitôt mieux doté, il aurait retournée contre les siens.
Négligeant l'essentiel du récit : ce cumul singulier de la honte de genre et de la honte de classe qui vous crèvent à petit feu, jusqu'à la fuite. Ce chef d'oeuvre, traduit dans le monde entier, fut le miroir consolant de centaines de milliers de jeunes dans le monde qui y reconnurent leur visage et, parfois, la trace des coups qui font mal, pendant que le boulevard Saint-Germain stigmatisait l'opprobre jeté sur les prolos du Nord.
Edouard Louis, quoiqu'il s'en défende, tente depuis lors de se défaire de ces accusations originelles. « Histoire de la violence », puissant récit de sa nouvelle vie parisienne, le confronte à un Arabe qui le viole . Même style net, limpide, concis, tranchant, oppressant et élargissement de la focale : après les prolos homophobes du Nord, les Arabes ; après l'oppression familiale dans un milieu « petit blanc », les malentendus du grand large métissé ; après la honte de se savoir homo, la blessure d'être violé par celui que, pourtant, l'on désirait.
L'auteur revint ensuite avec courage sur le lieu du crime qu'on lui imputait : ses parents, « si maltraités » dans « Pour en finir avec Eddy Bellegueule ». D'abord un livre, assez faible, trop explicitement politique et démonstratif, sur son père « Qui a tué mon père ».
Le tour de la mère est venu ! Et cette fois, c'est une réussite. « Combats et métamorphoses d'une femme », est le très court récit (120 pages) de la libération de sa mère qui trouve l'énergie de quitter son mari, son village et un peu de son milieu. Edouard Louis nous raconte cette mue, avec un ton mêlé d'impatience -comme si cette mue était trop lente- qui émeut, une tendresse nouvelle mais une sensibilité toujours aussi douloureuse aux distinctions sociales : la relation entre sa mère et une petite fonctionnaire dépressive qu'elle prend en affection en dépit de la différence de milieu ( « Elle travaillait dans un bureau, elle avait étudié deux ou trois ans à l'université, et ces détails suffisaient à la couper radicalement d'une famille comme la nôtre ») ou sa rencontre miraculeuse avec Catherine Deneuve donnent des pages merveilleuses.
Ces livres « Papa », « Maman » seraient-ils donc des « repentirs » de ce qui a été écrit dans « Pour en finir avec Eddy.. » ? Des repentirs, comme on le dit des peintres qui reprennent un motif sur une toile ? On pourrait le croire, mais cela n'est pas exact. Ce livre n'est pas une explication de texte, c'est le même texte, des années plus tard, sur la honte et la violence sociales, comme le sont tous les romans d'Edouard Louis. Et sur les libérations plus ou moins réussies de ces maux, qui sont les maux des pauvres.
« C'est parce que notre relation a changé que je peux maintenant voir notre passé avec bienveillance, ou plutôt, faire renaître les fragments de tendresse dans le chaos du passé. Notre rapprochement n'a pas seulement changé son avenir, il a aussi transformé notre passé ».
Bouleversant.