La recette sera reprise dans L'ordre du jour : on oppose les nantis, ridicules dans leur embourgeoisement et leur contentement de soi, à la réalité du terrain qu'ils engendrent. Ici, ce n'est pas la guerre mais le partage des terres africaines qui passe sous la plume acerbe d'Eric Vuillard. Tout cela pour du caoutchouc.
Le Congo n'a pas été un pays annexé à la façon traditionnelle du colonialisme, mais un pays possédé, comme on possède un bien. L'heureux propriétaire, c'est Leopold II, roi des Belges. Mais l'exploitation de ce bien passe par des hommes ordinaires, ou presque : car ces gens ont perdu toute empathie pour leur frères humains. Il y a les Chodron, il y a Lemaire, les jumeaux Goffinet, et puis le monstre, Fiévez. L'homme qui exige qu'on lui rapporte les mains coupées des gens qu'on a mis à mort, pour justifier le gaspillage de munitions ! Cette image de paniers remplis de mains coupées, de gens qui tiennent entre leurs mains des mains sur une photo, risque de poursuivre longtemps le lecteur. On pense à cette autre anecdote terrible, dans L'ordre du jour, des autorités autrichiennes qui coupèrent le gaz aux Juifs pour éviter qu'ils ne se suicident de cette manière, ce qui était coûteux... Vuillard a le chic pour dégoter ce type de "détail" glaçant. Car son truc, c'est d'exprimer la grande Histoire par la petite, celle des inconnus, de ceux qui font la basse besogne. Ou la subissent.
Ici, Vuillard choisit de s'attarder sur Fiévez. Car comment imaginer qu'un être humain ne soit pas rongé de l'intérieur par de telles atrocités ordonnées par lui ? C'est pourtant ce que firent la plupart des protagonistes de cette affaire. Page 87 :
Au paradis, nous ne sommes restés que quelques heures. On dit qu'Adam et Eve commirent leur faute aux environs de midi et qu'ils furent expulsés à la nuit tombante. Depuis nous sommes dans la zone grise, la plus peuplée, là où se déversent les travaux des uns et des autres. C'est là que se tiennent les Malet, les Goffinet, les Brouchoven de Bergeyck ; c'est là qu'ils continuèrent chaque jour à accomplir leur devoir (même si nous ignorons la force des scrupules), tandis que Leopold vieillissait, que le vieux Stanley jouissait de sa retraite et que les bienheureux de tous bords poursuivaient leurs affaires. Mais Fiévez, lui, passait ses nuits à boire, il suait, buvait devant son visage mort.
La zone grise : c'est cela. Hanna Arendt ne disait rien d'autre avec son concept de banalité du mal...
Le style est toujours littéraire, avec quelques échappées dans le trivial - qui ne s'imposaient pas forcément. A la fin, l'envolée lyrique est un peu absconse, Vuillard s'enfle un peu de lui-même. Le livre est peut-être aussi un peu court : est-ce pour cela que j'ai un peu moins accroché qu'à d'autres de ses opus ? Ou bien me lassè-je, tout simplement, de la formule, certes très personnelle, de Vuillard ? Difficile à dire, mais après cinq Vuillard, "la pause s'impose".