Il y a des auteurs auxquels on ne pense qu'en tremblant. Des noms sulfureux, dont les écrits sont réputés scandaleux pour des raisons diverses. Parmi ces auteurs, Nietzsche, Sade, Baudelaire. Au-dessus, Joseph de Maistre.
Voilà un homme dont le nom sent le souffre. On ne lui pardonne pas ses écrits sur la peine de mort, l'Inquisition, la guerre, la papauté ; et encore moins son opposition farouche à la Révolution française, dont ce livre fait l'objet.
Le point de départ de Maistre est l'horreur que lui inspire la Révolution. Il y a de quoi : les tueries de la Bastille, la mise à mort du roi et de sa famille, les massacres de septembre, de Vendée, de Lyon sont révoltantes pour un esprit sain. Maistre, jusqu'ici homme des Lumières, va se retourner contre elles avec force et proposer la vision du monde la plus antirévolutionnaire qui soit.
Comment expliquer la Révolution ? Pour Maistre, pas de doute : c'est une œuvre diabolique, ce terme étant à prendre littéralement. Mais comment concilier cette idée avec la providence divine ? Très simplement : Dieu a permis cette action du diable pour châtier une France décadente, des Lumières anticléricales, les mœurs dévoyées d'Ancien régime.
De là le caractère incroyable de cette révolution, où l'on voit une des plus puissantes monarchies d'Europe s'effondrer en quelques années, une religion nationale persécutée, puis les acteurs eux-mêmes de la révolution s'entre-déchirer et se traîner les uns les autres à la guillotine. "La révolution mène les hommes" proclame Maistre. Elle ne dépend donc pas de leur volonté.
Héritier de Burke, Maistre radicalise son propos. Burke défendait les traditions nationales contre l'universalisme révolutionnaire au nom de la coutume. Maistre les défend au nom de Dieu. L'ancienne constitution française, les "lois fondamentales du royaume de France", héritées du fond des âges, transmises de génération en génération, ont reçues par leur ancienneté la bénédiction divine. Ce qui traverse les temps ne peut qu'être approuvé par Dieu, tenter de les renverser est un crime de lèse-divinité. Et Maistre de mettre en avant les anciennes libertés françaises, mises à mal par la révolution.
Qui plus est, il est chimérique de bâtir une constitution ad hoc pour l'homme, en ignorant qu'il "n'est point d'homme dans le monde". Cette phrase, souvent citée, demande à être interprétée correctement. Maistre ne nie pas l'unité de la nature humaine, mais proclame que les hommes vivant dans des sociétés différentes ne peuvent donc être gouvernés de la même façon. Ce qui convient aux uns peut nuire aux autres. Les gouvernements de Rome ou de Sparte, admirés des révolutionnaires, convenaient peut-être à leurs peuples, mais non à la France. Belle leçon politique, dont les néo-conservateurs américains de l'ère Bush eussent pu se souvenir…
Maistre est donc un contre-révolutionnaire radical. Pour autant, il ne prône pas la guerre contre la France révolutionnaire, comme le fit Burke. Il estime en effet que "le génie infernal de Robespierre", tout détestable qu'il soit, protège la France de ses ennemis. Là encore, belle leçon politique ; Maistre reproche aux émigrés de prendre les armes contre leur patrie, contribuant ainsi à l'affaiblir face aux puissances étrangères.
Face à la Révolution, Maistre plaide pour la patience. Le châtiment venant de Dieu, il ne prendra fin qu'avec Dieu. En temps voulu, la monarchie reviendra, presque spontanément. "La contre-révolution ne sera pas une révolution contraire, mais le contraire de la révolution". L'avenir donna raison au diplomate savoyard, la monarchie revint sans combat en 1814, dans des conditions stupéfiantes, sachant que les alliés ne souhaitaient pas son retour.
Livre scandaleux, disais-je plus haut, mais livre essentiel. Maistre offre avec lui un monument de la littérature en langue française. On retrouve avec lui le meilleur de cette langue polie par deux siècles de classicisme, mais dans uns style qui annonce le romantisme d'un Chateaubriand ou d'un Baudelaire.
Et tout cela en une centaine de pages.
Chapeau, Monsieur le comte !