Jean-Marie Mathias Philippe Auguste de Villiers de l’Isle-Adam. Ça claque !
Derrière ce nom se cache un écrivain un peu oublié dans le panthéon du XIXe siècle, mais qu’il faut re-découvrir de toute urgence.
Villiers de l’Isle-Adam est un symboliste. Il est convaincu que le monde « normal », bassement terrestre, n’est que le pâle reflet d’un monde supérieur. Son œuvre est remplie de créatures fantômes, de demi-dieux, d’évanescentes illusions qui laissent entrevoir un univers prodigieux.
La dernière nouvelle des Contes Cruels, sûrement la plus belle (sublissime, devrais-je dire), en tout cas la plus personnelle tant il est évident que l’auteur s’y représente lui-même sous les traits du roi Salomon, s’intitule L’Annonciateur. L’ange Azraël y apparaît en plein dans le temple construit par Salomon pour le Dieu Très Haut. Et Villiers d’écrire :
« Le conjurateur reconnaît enfin les concordances dénonciatrices d’un
Être du plus haut ciel. »
Oui, Villiers est ce conjurateur qui reconnaît, à travers les « concordances » du monde, l’existence d’une réalité qui dépasse, de très loin, les ridicules prétentions mortelles. Le terme de « concordances », caractéristique des symbolistes, renvoie immanquablement à Baudelaire, l’autre grand symboliste, dont un des poèmes porte ce titre (poème qui contient un des plus beaux vers de toute la littérature française : « la Nature est un temple où de vivants piliers laissent parfois sortir de confuses paroles »). Villiers est ce prophète qui voit plus loin. Donc il voit mieux.
Mais, pour qui sait regarder, l’univers est rempli de signes annonçant cet ailleurs, comme la nuit dans Véra (la nouvelle la plus célèbre du recueil) : « Il regardait, par la croisée, la nuit qui s’avançait dans les cieux : et la Nuit lui apparaissait personnelle ; - elle lui semblait une reine marchant, avec mélancolie, dans l’exil, et l’agrafe de diamant de sa tunique de deuil, Vénus, seule, brillait, au-dessus des arbres, perdue au fond de l’azur. »
Le désespoir vient d’ailleurs bien souvent de cette connaissance d’un au-delà sublime. Quoi de pire que d’être privé des merveilles innombrables et de se retrouver prisonnier ici, sur terre, avec ces humains-là ?
« Le vieillard, maintenant éperdu, ressemble à un prêtre qui
survivrait à ses dieux morts. Il ne peut déserter l’habitacle charnel
où il est surpris et rivé par le regard d’un Être dont la conception
totale dépasse la hauteur de son esprit. »
Le monde de Villiers est rempli de personnages exilés loin de cet ailleurs prodigieux. Le narrateur des Souvenirs Occultes reste dans sa Bretagne à songer à son ancêtre qui a vécu d’improbables aventures mystiques dans une Inde mystérieuse et ancestrale. Il sent en lui l’influence de ce passé sublime et grandiose (« Car je sens, alors, que je porte dans mon âme le reflet des richesses stériles d’un grand nombre de rois oubliés »). Le texte est rempli d’Ailleurs (ailleurs dans le temps, comme les lointaines antiquités de Sparte ou Jérusalem ; ailleurs dans l’espace, comme ces Indes si énigmatiques et propices au rêves et aux rencontres mystiques) que l’on peut rêver.
Ces Ailleurs sont là pour s’opposer à notre présent, au hic et nunc de l’auteur, qui ressemble furieusement au nôtre.
Autant Villiers peut être épique ou poétiques dans ses descriptions d’un monde quasi-surnaturel, autant il est cinglant, mordant, sarcastique lorsqu’il aborde le sujet de son monde proprement humain. Et le monde qu’il décrit en 1883 est incroyablement semblable à celui que nous avons de nos jours. Prédominance de l’argent qui étouffe les sentiments, comme dans cette version moderne d’une célèbre histoire (Virginie et Paul) où les deux amants ne parlent que de l’argent qu’ils pourront avoir lorsqu’ils seront installés ; domination d’une bourgeoisie inculte qui a peur des véritables talents artistiques (Deux Augures) ; monde de la finance qui ressemble à la mort par son assèchement de la vie (À s’y méprendre) ; des personnes qui ont peur de leurs sentiments et pour qui les sentiments constituent un fardeau (Sentimentalisme), etc.
Lorsque Villiers décrit, dans L’Affichage Céleste, le fait de transformer le ciel nocturne en immense panneau publicitaire, j’ai compris que le monde de l’auteur n’avait aucunement changé en plus d’un siècle.
Heureusement, il reste ce côté dandy de Villiers, son aspect moqueur. L’humour est très présent dans ces nouvelles où il dénonce la société de son (notre) temps. Le bonhomme est un peu poseur aussi, n’hésitant pas à employer des mots compliqués et inconnus (voire des néologismes parfois). Mais son écriture est tout simplement sublime. Ses phrases, par leurs sonorités ou les images qu’elles font naître, sont de véritables poèmes.
Alors, certes, sur les 27 nouvelles (+ un poème en sept parties, intitulé Conte d’amour), tout n’est pas génial. Mais j’ai trouvé une bonne dizaine de textes vraiment magnifiques. Cela suffit largement pour en recommander la lecture.