Bon, je n'ai encore jamais écrit de critiques sur ce site, celle-ci sera la première. Elle ne sera pas bien longue, rassurez-vous.
Je précise que je l'ai lu en anglais, je ne sais donc pas ce que vaut la traduction de chez Actes Sud...

Que dire de ce livre, si ce n'est qu'il est très dérangeant... Il m'a fait penser à Eldorado, de Laurent Gaudé, mais en beaucoup plus puissant.
Comme le résumé l'indique, l'intrigue suit les destins croisés de personnages que tout semble opposer : d'un côté Bob Dubois, un type normal (comprendre relativement méprisable car humain), réparateur de chaudière, qui un soir de déprime décide de tout plaquer pour tenter sa chance en Floride et enfin vivre le rêve américain; de l'autre, trois Haïtiens (une femme nommé Vanise, son bébé et son neveu Claude), obligés de fuir leur village, qui tentent de rejoindre la Floride... et y vivre le rêve américain.
Vous l'aurez surement compris, il s'agit ici de critiquer ce fameux rêve américain, la consumérisme et ses dérives. En témoignent les nombreuses descriptions de zones industrielles, les personnages souvent réifiés (Pearl, une tenancière de bar qui apparaît au tout début du livre, qui possède un "beer-barrel body" (que l'on pourrait (maladroitement) traduire par "un corps en forme de tonneau de bière")), le contraste entre la misère de certains et l'opulence d'autres... Même ceux qui ont réussi, le frère de Bob par exemple, qui a fait fortune dans la vente d'alcool, ne sont jamais vraiment sortis de la misère (je n'en dis pas plus de peur de gâcher l'intrigue).
Un livre très dur donc, très critique, sur les dérives de la société américaine et les boat-people qui tentent désespérément de rejoindre leur Eldorado.

Mais, si Continental Drift se démarque par la force de ses thèmes et de son intrigue, il se démarque aussi par son écriture qui m'a semblé redoutablement efficace et originale. Je m'explique : si l'on peut associer ce roman au mouvement réaliste, il est aussi résolument moderne et cela se ressent dans son écriture. Ce qui m'a le plus marqué, je crois, c'est son parti pris de tout montrer, quitte à perdre un peu en "effet de réalité" : dans le tout premier chapitre par exemple (je le choisis pour ne pas vous spoiler), Bob voit sa maîtresse, couche avec elle et ne parvient pas à jouir; jusque là, rien d'anormal me direz vous. Ce qui peut être considéré comme "anormal", en revanche, c'est la manière qu'a le narrateur de décrire et disséquer le sentiment d'impuissance de Bob, sa tristesse, sa frustration. Tout, dans les moindres détails, est dit. Un peu plus tard, lorsqu'il passe devant un magasin de sport et regarde la vitrine, il met sa main dans sa poche : le lecteur comprend qu'il repense à sa maîtresse, à son impuissance, et un autre auteur en serait resté là, mais Russell Banks nous décrit à nouveau de manière très précise, presque clinique, la peur de castration du personnage, la manière dont il place ses mains de manière à ne pas toucher son sexe de peur de se blesser. Cela peut sembler anodin, et peut être suis-je la seule à l'avoir perçu comme ça, mais cette manière qu'a l'auteur, au lieu de simplement suggérer, de nous remettre constamment face aux pensées les plus intimes de ses personnages, quitte à se répéter parfois, nous entraîne véritablement dans leurs obsessions, leurs fantasmes, et paradoxalement (il s'agit tout de même d'un procédé hautement artificiel) les rend plus vrais. Ce refus de simplement suggérer, cette obligation de voir et revoir, rend vraiment compte de la force de ces pensées qui s'imposent aux personnages malgré eux. De nombreux jeux sur la narration, les guillemets, etc... (je ne vais pas m'amuser à les décrire sinon on y est encore dans trois semaines) rendent également l'écriture de ce livre vraiment intéressante.

Bon, ce n'est pas difficile à deviner (de toute façon je lui ai mis 9/10) mais j'ai véritablement adoré ce livre : ses thèmes, ses personnages (le contraste entre la culture américaine (avec Bob) et la culture haïtienne (avec Vanise et Claude) est vraiment très intéressant), le déroulement impitoyable de son intrigue, son questionnement éthique jamais simpliste, son écriture efficace et en même temps tellement belle (les descriptions de cérémonies vaudou sont magnifiques et terriblement vivantes),... Même s'il est ici question de l'homme en général, les personnages ne sont jamais (à mon sens) simplistes ou caricaturaux.
A lire, en somme. Bon par contre, je préfère prévenir, ce n'est vraiment pas joyeux, mais alors pas du tout donc si vous êtes en phase de dépression et hésitez à vous acheter une corde, réservez le pour plus tard et lisez autre chose (Le Maître et Marguerite de Boulgakov par exemple ^^).
taviex
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le 9 mai 2012

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taviex

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