Une oeuvre à la fois grave, facétieuse et jubilatoire
Par Olivier Lamm
Où commence, où finit Thomas Pynchon ? A lire Contre-Jour, son dernier roman, la réponse est, plus que jamais : entre les pages de ses livres. Pynchon, 71 ans (un an de plus que Don DeLillo, quatre de moins que Philip Roth) est un écrivain unique, incomparable, une galaxie à lui tout seul. Et jamais plus proche de nous que dans les pages d'un des livres-Béhémoths dont il a le secret, loin de toute compréhension immédiate et de toute facilité. Contre-Jour (présenté dans Chronic'art, version papier, en avant-première il y a un an) n'échappe pas à cette règle : c'est un livre touffu et difficile, tant par sa longueur que par ses digressions, le fourmillement de son sens, et la multiplicité de ses niveaux de lecture. Mais c'est aussi, et avant tout, un formidable divertissement, une œuvre à la fois grave, facétieuse et jubilatoire. Où commence Thomas Pynchon ? Nulle part ailleurs que dans ces pétillantes premières pages du livre que vous tenez entre vos mains, dans ces phrases qui aspirent comme des lames de fond. Dans ces pages qui plongent le lecteur dans un inconnu métafictionnel presque aussi impénétrable que cet Ether qui fascinait les scientifiques du XIXe siècle, et dont il est d'ailleurs question dans ce livre, tout comme il est question de photochimie, de nécromancie, de théorie électromagnétique ou de gastronomie islandaise. Où finit Thomas Pynchon ? On est tenté de répondre au moyen d'une formule absurde : quelque part, Thomas Pynchon ne finit jamais. La manne fictionnelle de son précédent roman, Mason & Dixon, publié en France en 2000, n'est pas encore épuisée que Pynchon revient avec du lourd, une mégafiction historique de plus de 1 200 pages qui contient largement de quoi susciter la perplexité du profane et de l'érudit pour les vingt années à venir.
L'histoire débute en 1893, à Chicago. À bord du dirigeable Le Désagrément, en compagnie de l'équipage de la Confrérie des Casse-Cou, composée des valeureux Chick Counterfly, Darby Suckling, Lindsay Noseworth, Miles Blundell et du chien Pugnax, tous placés sous les ordres du commandant Randolf St. Cosmo. Lieu et dates ne sont pas évidemment pas innocents. Chicago est la ville organisatrice de la treizième Exposition universelle (la douzième s'était tenue à Paris, en 1889), dédiée cette année-là à Christophe Colomb. Un symbole, que Pynchon s'applique immédiatement à démonter : il suffit d'une visite de l'Exposition pour comprendre que la « civilisation » débarquée avec les premiers Européens sur le sol nord-américain y a, en quatre cents ans, tout corrompu. En lieu et place d'universel, les Casse-Cou découvrent à Chicago un spectacle destiné aux « Américains amateurs de foires » munis « de Kodak et d'ombrelles » : Pygmées « chantant des hymnes chrétiennes » en dialecte pygmée, « swamis hindous » en lévitation, fausses bergères toungounzes accostant le chaland en « costumes suggestifs », Indiens Tarahumara assis parmi des répliques de leur « Sierra Madre natale ». L'immense pouvoir de corruption des puissants, la capacité du pays à transformer tout ce qu'il touche en argent ou en carton-pâte font partie des thèmes récurrents de Contre-Jour. L'industrie américaine, qui célèbre sa puissance, son industrie et l'électrification des villes, galvaude tout ce qu'elle touche. Lorsqu'un personnage s'étonne tout haut que la chimie moderne ait remplacé la science de l'alchimie, il s'entend répondre : « Le capitalisme a décidé qu'il n'avait plus besoin de la vieille magie. Il lui suffit de prendre la sueur des pauvres, la changer en biffetons et garder le plomb pour assurer l'ordre ». Anarchistes au grand cœur, capitalistes décidés à en finir au plus tôt avec les masses en frappant « vite et souvent » : Contre-Jour est un livre politique, et politiquement sans ambiguïté. (...)
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