Cosme
6.2
Cosme

livre de Guillaume Meurice ()

Illisible, prétentieux et insuffisant

Je partais vaillante et enthousiaste : j'adore Guillaume Meurice, sa verve un peu facile parfois, son irrévérence, son snobisme de bobo gauchiasse (comme il se qualifie lui-même). La quatrième de couverture me promettait de grandes choses, car en bonne littéraire, tu me donnes un mystère d'interprétation autour d'une oeuvre, je suis tout émue. Je me disais même : serait-ce un de ces livres qui font part d'une découverte extraordinaire (en l'occurrence ici, le sens de "Voyelles" d'Arthur Rimbaud) sans jamais la nommer ? Je le craignais un peu. Mais non, la "découverte" est bien nommée, elle est explicitée... J'y reviendrai...


J'ai lu une trentaine de pages avant de soupirer profondément : ce livre est illisible. Meurice se prend d'une passion pour les rythmes saccadés par le moyen de phrases exagérément courtes, en permanence, ce qui ruine tout effet stylistique intéressant. Et vas-y que je te balance des phrases sans sujet toutes les deux lignes pour faire comme si ce que je disais était beau, lyrique, et profond - pratique, ça dispense d'écrire des choses vraiment belles, lyriques et profondes. C'est absolument INSUPPORTABLE. Dieu sait pourtant que je ne suis pas du genre à abandonner un livre. Mais au bout d'une vingtaine de pages supplémentaires, j'ai dû me rendre à l'évidence : il me serait impossible de lire ce livre en entier sans le déchirer. (Sérieusement : c'est une hypothèse sérieuse que je fais.)


Prenons une page au hasard, dès le début du roman :



Soudain, l'évidence lui saute aux yeux. Il revérifie. Relit. La clé
fonctionne. Il reste stoïque. Tente de calmer le feu qui le gagne. Il
le relit encore. Et encore. Tout est en place. Rien ne manque. Il
n'est pas proche de la révélation. Il l'a devant lui. Les yeux dans
Ses Yeux.



Ces effets stylistiques à la mords-moi-le-noeud, quelle horreur ! Et si c'était de temps en temps, pourquoi pas. Mais c'est en permanence. Je déteste ces phrases qui ne contiennent qu'un seul mot, qui ne prennent pas la peine de répéter le sujet, qui visent à créer un effet de suspense avec l'économie de la réflexion et du rythme. C'est typique d'une écriture contemporaine, qui commence avec Duras (ouvrez par exemple, d'elle, L'Amour), que je hais par-dessus tout et qui ne se donne pas les moyens de s'emparer des possibilités de la langue française et de maîtriser la période (rhétorique classique : voyez protase, apodose, et tout le blabla). Je déteste ces points omniprésents qui semblent vouloir faire oublier qu'on ne maîtrise pas des ponctuations complexes comme les virgules et les points virgules (on est pas en CE2 bordel). Je déteste ces répétitions lexicales gratuites dont la prétention facile à la profondeur me donne envie de distribuer des dictionnaires de synonymes et des romans de Balzac. Le tout dans une langue simplissime et sans nuances, aussi dramatique qu'insipide, et qui en plus n'a strictement rien d'original. C'est juste mauvais. L'extrait que je viens d'ailleurs de citer (page 38) est un paragraphe entier. Imaginez un roman entier écrit comme ça. En gros, sur le plan syntaxique, le procédé utilisé absolument partout par Meurice (et qui est grammaticalement incorrect, si je veux vraiment être méchante) est de remplacer toutes les ponctuations faibles (= virgules) par des ponctuations fortes (= points), par exemple en faisant d'une proposition relative une phrase, sachant qu'une proposition relative, qui dépend d'une principale, ne peut pas en bon français être une phrase autonome puisque ce serait nier sa relation de sens étroite avec ce dont elle dépend. La page suivante (p. 39) fait par exemple un effet de style de ce type en accumulant des relatives faites phrases, ce qui crée une anaphore en "qui" d'une lourdeur et d'un mauvais goût particulièrement remarquables. Je vous laisse imaginer, je ne veux pas trop vous dégoûter avec cette langue horrible et avec mes analyses grammaticales pénibles.


Ça, c'est pour la forme. Bon. L'intrigue cependant m'intéressait vraiment, alors j'ai parcouru en diagonale le bouquin 1) pour m'assurer que c'était mal écrit partout (oui) et 2) pour arriver jusqu'au dernier chapitre, que j'ai lu (difficilement) en entier, car je voulais le fin mot de l'histoire. Le roman (biographique, ou la biographie romancée, car Meurice raconte l'histoire d'un de ses amis, Cosme Olvera) est en effet construit de la manière symétrique suivante : 1) récit du moment de la révélation rimbaldienne sur "Voyelles" 2) histoire de la vie du fameux Cosme qui a cette révélation rimbaldienne 3) fin mot de l'histoire et "explication révolutionnaire" de "Voyelles". Avant de passer à cette fameuse explication, je constate qu'il n'y a aucun lien ferme entre le récit de la vie de ce monsieur et l'introduction et la conclusion de l'oeuvre : on se demande si la biographie romancée n'est pas juste là pour donner de l'épaisseur (concrète, en termes de nombre de pages) à la théorie sur Rimbaud qui nous est présentée. Même en lisant en diagonale, je n'ai rien vu qu'une histoire anecdotique sur la vie d'un inconnu parsemée de références littéraires faciles qui sont là pour justifier la révélation rimbaldienne en mode "Oui hinhinhin je suis un poète incompris j'ai compris tout Perec ohohohoh je suis un génie autodidacte".


Ah ouais et pendant que j'y suis : comme le roman de Meurice se veut subtil, intelligent, destiné à des "happy few" géniaux (parce que si tu n'aimes pas le livre tu n'es pas génial.e, super message, youhou), chaque chapitre (nommé d'après les voyelles de Rimbaud) s'ouvre sur un sonnet qui a valeur de clef pour annoncer la révélation finale (trop fort lol). Alors attention : c'est de la merde. Je ne sais pas qui est l'auteur de ces sonnets - Cosme Olvera ou Guillaume Meurice ? Le roman les signe d'Olvera en bas de chaque sonnet mais nous constaterons que seul Meurice est indiqué sur la couverture comme auteur de l'oeuvre, encore un mystère mystérieux... Mais quoi qu'il en soit, ces poèmes sont scandaleusement mauvais. D'une part, ils sont d'un ésotérisme pédant, on dirait une mauvaise parodie de Rimbaud (mais peut-être n'ai-je rien compris à ce livre, qui serait une parodie du début à la fin ?) qui se prend trop au sérieux et qui convoque avec une outrance navrante et débectable de hauts concepts spirituels (la vie, la mort, le divin blablabla). D'autre part, mais sérieusement, l'auteur ne sait pas compter des syllabes et ne connaît rien à la prosodie ? Il y a plein de vers de onze ou treize syllabes, les vers sont pour beaucoup bancals et irréguliers, la césure est placée n'importe où, il y a des répétitions de E caducs d'une lourdeur phénoménale... Mais personne ne publierait ça si Meurice n'était pas déjà connu, hein. C'est n'imp'. Alors ok soit l'Olvera est censé être autodidacte, mais autodidacte = on apprend par soi-même la littérature, ça veut dire que si on prend pour modèle Rimbaud, ben on connaît un minimum les règles de versification élémentaires (genre le comptage des E quoi) ; autodidacte, ça ne veut pas dire qu'on fait n'importe quoi sans se soucier de rigueur. J'aime bien l'art naïf quand il réinvente complètement notre vision du monde et de l'art ; ici, l'auteur de ces sonnets ne se prend pas pour de la merde et prétend rivaliser avec les maîtres en poète maudit et incompris au lieu de prétendre faire quelque chose de complètement différent sans rapport avec l'art traditionnel. Donc ben, ça marche pas en fait. C'est juste lourd, prétentieux, et vain. Il vaut mieux ne pas faire d'alexandrins que faire de mauvais alexandrins prétentieux. Bon je vais quand même citer deux exemples pour qu'on ne m'accuse pas de verser dans la haine gratuite (et je vous passe les erreurs plus pointues sur les césures etc).


Un vers de treize syllabes, p. 99 :



D'essences oubliées et de mémoires hissées



D'es | sen | ces | ou | bli | ées | et | de | mé | moi | res | his | sées. On ne peut pas faire de synérèse (= prononcer "bliées" en une syllabe) à "oubliées" car sinon la césure ne tombe pas au bon endroit, ce qui signifie que le deuxième hémistiche fait sept syllabes au lieu de six car il est obligatoire de compter le S de "mémoires". Cela fonctionnerait, on pourrait élider le H de "hissées" si le GN était au singulier.


Un vers de onze syllabes :



Le Cercle est né... ! En le Centre des Sept Sphères



(Vous constaterez en même temps que moi que c'est d'un mysticisme horripilant.) Je ne relèverai pas l'hiatus pas très élégant, la lourdeur de l'allitération en S et la difficulté à prononcer "sept sphères" ; juste le nombre de syllabes, je vous fais pas mes petites barres, mais il en manque une.
Bref. Pourquoi je parle de ça abondamment ? Parce que j'ai été vraiment très énervée par le recyclage de l'idée vieille comme le monde du génie incompris, que serait Cosme Olvera, alors que c'est juste un mec qui sait pas faire de poésie, malgré toutes les règles qu'il voudrait s'inventer en poète oulipien. Cela a à voir avec la prétention de ce bouquin de manière plus vaste, et cela me fait une transition avec la dernière partie de ma critique : l'élucidation de "Voyelles".


Alors bon je suis loin d'être une spécialiste de Rimbaud, mais j'ai été me renseigner pendant et après ma lecture du dernier chapitre, qui nous offre donc, aux dires du narrateur, une révélation spectaculaire et qui fera autorité, qui fera l'unanimité à tout jamais dans le cercle de l'exégèse rimbaldienne. La révélation (ce n'est pas vraiment un spoil, mais si je ne vous ai pas encore dégoûté.e.s du livre et que vous souhaitez préserver le "mystère" je vous invite à ne pas lire la suite de ma critique), la voici : les voyelles du poème représenteraient les Cavaliers de l'Apocalypse dans le texte biblique, et le nombre de signes (ponctuation et espaces compris) du poème feraient le nombre de la Bête, 666. Bon... Je ne vais pas me lancer dans une trop longue explication de pourquoi c'est de la merde parce que d'autres l'ont fait mieux que moi (liens juste en-dessous), je résumerai à cela :



  • Les références bibliques du poème ont déjà été élucidées avant Olvera.

  • Les conventions typographiques sont sujettes à changement au fil des époques, et la ponctuation d'un poème est soumise à des variantes, variations, interprétations.

  • La version, basée sur le manuscrit autographe de Rimbaud, retenue par le roman, est fautive, tout bêtement parce que dans le dernier vers 1) il devrait y avoir un espace entre le tiret cadratin et le mot et 2) il n'y a pas de tiret final dans le poème.

  • Tous les sonnets, par leur composition, contiennent entre 650 et 700 caractères.

  • Certains arguments genre "si tu retournes le manuscrit il y a trois D en diagonale qui font 666" (je vous jure que c'est un argument dans le livre), euh lol ???

  • Cette révélation soi-disant miraculeuse n'est pas une interprétation du sens du poème, mais une clef livrée sans explication : qu'a-t-on dit des intentions de Rimbaud quand on a dit ça ? Il n'y a aucune explication littéraire qui tienne la route, aucune explicitation des formulations employées. Est-ce à dire que Rimbaud a écrit un poème satanique ? (Si on connaît un peu Rimbaud, c'est complètement con.) En quoi cela correspond-il à ce qu'on comprend du poème quand on le lit (spoiler alert : en rien) ? Quel est le rapport avec les voyelles ?

  • Enfin, Meurice se permet de discréditer les spécialistes de Rimbaud en faisant croire que ce fameux Cosme, "agrégé de rien, pas même bachelier" aurait compris intuitivement sa poésie par une révélation quasiment de l'ordre du divin. Déjà, c'est irrespectueux et débile (si le message c'est "l'éducation ça sert à rien t'as vu moi je sais et j'ai pas fait d'études littéraires", mmmmmm) ; ensuite, je trouve ça assez malaisant dans la démarche : n'est-ce pas très condescendant de féliciter un mec lambda en lui disant "Ouais mec t'es pas éduqué mais t'es trop fort, respect" ? Si c'était une fiction qui explore la notion de génie et du rôle des études dans la compréhension de la littérature, je dis pas ; mais ce livre se veut une biographie, qui propose une interprétation réelle qui est censée nous convaincre définitivement. Mais sérieusement ils se prennent pour qui ?


Pour finir sur la vénéritude, voici le lien d'un article fouillé, intelligent, qui approfondit en gros ce que je viens de dire, sur le manque total de sérieux de la conclusion de Cosme : https://laurenmalka.blog/la-reponse-de-david-ducoffre-auteur-dune-these-sur-rimbaud/. Cet article appartient par ailleurs à un ensemble de réactions universitaires au livre de Meurice/à la théorie d'Olvera, en voici le répertoire : https://laurenmalka.blog/2018/09/29/guillaume-meurice-et-cosme-leur-livre-examine-par-les-specialistes-de-rimbaud/. C'est un travail aussi ésotérique que conséquent, si vous êtes passionné.e.s par les obscures querelles littéraires, je vous recommande de parcourir ces articles !

Eggdoll
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le 10 mai 2020

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Eggdoll

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