Coulée brune est un essai dénonçant les subterfuges populistes mis en œuvre pour brutaliser le langage et, partant, notre pensée. L’auteur, Olivier Mannoni, s’était consacré au travail sacerdotal de la traduction de Mein Kampf, dans le cadre d’une édition critique et scientifique (Historiciser le mal, 2021), ce qu’il a évoqué dans Traduire Hitler (2022). Au début de ce nouvel essai, il origine sa lucidité dans la pratique même de la traduction (plutôt que d’avancer le fait d’avoir traduit Mein Kampf comme argument d’autorité). « Traduire », explique-t-il, « c’est démonter un langage, l’ausculter, en examiner tous les mécanismes avant de les transposer dans une langue tierce et de les y remonter en un ensemble cohérent et fidèle. La traduction ne pardonne pas le vide, le creux, torsion. » (p.13)
Ayant démonté le moteur de la langue du troisième Reich (la LTI, ainsi désignée et auscultée par l’incroyable pionnier Victor Klemperer), M. Mannoni en a observé le fonctionnement de l'intérieur. Et, soucieux que ce « savoir ne soit pas mort » (voir la citation en épigraphe), il s'évertue à lui donner une application pour analyser notre époque. Nous pouvons lui en être gré.
Sa belle introduction évoque aussi Le Politique de Platon : à l’issue d’un échange concernant les méthodes malfaisantes des politiciens manipulateurs, l’interlocuteur de Socrate énonce la tâche qui est celle des citoyens : distinguer les illusionnistes des « vrais politiques ». L’essayiste fait alors apparaître l’enjeu de son essai.
Or comment bien distinguer un langage fumeux et producteur de simulacres ? Je ne vois pas d’autre solution que de le nommer, pour lui donner une consistance claire et distincte. A mon sens, l’auteur n’y parvient pas suffisamment. De fait, c’est l’étape la plus difficile et la plus risquée (Eric Hazan avait tenté un « LQR » pour parler de la Vème république, sans pérennité). Mais ce résultat est indispensable, il faut des mots pour s’« armer » envers les mots trompeurs.
Certes, M. Mannoni propose « rhétorique de la fureur » (p. 68), mais cela est un peu livré « en passant», et l’expression ne sera pas reprise dans la conclusion. Celle-ci manque de nous offrir une synthèse qui aurait permis de retracer l’articulation conceptuelle de l’’exposé. Nous serions ainsi repartis de notre lecture avec un petit attirail pratique, à l’image de ce que proposa Orwell à la fin de son essai « La politique et la langue anglaise » (1946). Olivier Mannoni fait quelque chose d’approchant (avant-dernière page), mais il s’agit plutôt d’une liste d’injonctions. Elles donnent certes envie de s’auto-défendre, mais ne rendent pas honneur aux notions égrenées au fil du livre : punchlines qui remplacent le débat par le combat (p.24), confusionnisme (p.25), triangulation idéologique (p.42), dépersonnalisation de l’adversaire (p.94), populocratie (p.142), scandalisation (p.130), obstruction du langage par un jargon « technocratique » (p.21 et p.31). Autant de procédés mis au jour par le livre, qui propose par ailleurs de lister les caractéristiques de certains langages : celui de Hitler, comparé à un modèle général actuel très bien esquissé (p.11), de Sarkozy (p.34), du gilet jaune Chalençon (p. 68), etc. Enfin, c’est lorsqu’il épingle les resucées du pétainisme et surtout de Mein Kampf que cet essai tient le mieux sa promesse : chez Trump (« éradiquer [ceux] qui vivent comme de la vermine dans notre pays » : to root out étant le pendant exact du ausrotten nazi, p. 18), chez les Le Pen (l’hygiénisme social prégnant dans la formule d’« immigration bactérienne », p. 80-81), chez Philippot (dont l’univers lexical est plein d’« injection », de « mondialisme », de « cosmopolitisme ») ou chez Geoffroy Lejeune (qui parla carrément d’« artistes dégénérés » sur CNews, p. 181).
C’est en cette dissection des spécimens de langages populistes que l’essai se montre passionnant. Mais sa structure manque de clarté pour nous offrir une véritable anatomie -- c’est moi qui colle les étiquettes de notions, procédés, caractéristiques. Au moment de rencontrer des discours populistes, nous pourrons reconnaître ces principes et caractéristiques, mais sans doute moins formellement que s’ils avaient été mieux énoncés.
Par là, je ne veux pas dire que le livre aurait du être un austère traité. Son autre intérêt étant justement son effort de mise en récit des cinq dernières années, par le prisme du langage. Mais là encore il manque un peu de rigueur, à mon humble avis. On dirait une composition des observations d’un diariste, auquel il manquerait un peu d’unité. Certains exemples sont redondants, voire impertinents parfois, lorsqu’ils viennent re-démontrer (en moins bien) ce qu’on avait déjà compris. Par exemple, la comparaison brillante entre deux discours sur la Russie signés de Gaulle puis Sarkozy, pourtant sans appel, est suivie d’une comparaison bancale entre un hommage funèbre du président Mitterrand et, sur un tout autre plan, l'une des diatribes d’un Jean-Marie Le Pen retraité (2016).
À cela il faut ajouter les changements parfois intempestifs de sujet, à la transition arbitraire. Tout cela donne à la lecture une impression de spirale, qui ne laisse pas sentir de véritable progression démonstrative. L’idée principale (la brutalisation du langage est le préalable à la brutalité politique), déjà théorisée par Orwell avec sa célèbre novlangue, est reformulée ici de chapitre en chapitre, ce qui peut donner l’impression qu’on ne fait que tourner autour du même constat, sempiternel. Plutôt que d’égrener les notions, le livre aurait gagné à faire de celles-ci les étapes de son argumentation. En témoignent les titres des chapitres qui, pour la moitié, ne mettent pas en valeur leur notion-phare (« La langue sous le masque » n’est qu’une métaphore, « Les artisans du chaos » vaudrait pour tout le livre -- mais Les ingénieurs du chaos était déjà pris).
Ainsi, c’est son ironie, le livre nous rend lui-même sensible à ses propres forçages méthodologiques -- signe de son efficacité ! Nous le voyons clairement verser dans l’énumération qui vaut démonstration (dénoncée chez Sarkozy p. 34), lorsqu’il fait surgir les chiffres d’un sondage de 2024 sur le « niveau d’information des français » (p. 150) pour démontrer que la « pensée irrationnelle » se propage dans la population. Le problème, c’est que que les chiffres avancés sont censés en témoigner par eux-mêmes, sans être placés en regard des chiffres d’une autre année, pour comparaison. Certes, il y aurait 18% de climatosceptiques, mais est-ce là une augmentation ? On ne le saura pas. Idem avec une autre donnée avancée, une affirmation hasardeuse sur le contrôle par quelques individus de « nombreux » gouvernements et organisations dans le monde : 46% des Français ont répondu oui, mais on pourrait très bien rétorquer que c'est son imprécision qui vaut à cette affirmation un tel consensus, ou encore l'existence d'exemples bien réels (Bolloré).
Autre exemple, au sujet du « migrant », « créature sans nom et sans identité, qui selon l’extrême droite hanterait aujourd’hui nos rues » (p.20). Pourquoi ce conditionnel, qui en fait une opinion de l'extrême droite ? Il suffit, dans le cas de Paris, de considérer le parvis de la Cité internationale des arts après 19h, ou celui de l’école Saint-Merri Renard (en novembre 2023) : les dizaines de tentes, y apparaissant à la tombée de la nuit, me semblent bien « hante les rues ». Cette impression n'empêche pas la compassion envers les êtres humains qui sont contraints d'y dormir, ou la colère envers le gouvernement. Le fait lui-même ne saurait être nié ; le malaise qu'il suscite est légitime ; c'est la réaction politique qui est discutable.
Pour finir, il me semble que l’auteur butte sur une difficulté, une indécision quant au statut du terme langage. Sans doute parce qu’il s’agit d’un « essai d’intervention » (et non pas d’un traité philosophique), il ne prend pas soin de préciser la conception qu'il s'en fait. Ce qui le conduit à en livrer des observations contradictoires. Page 151, il parle d’un langage qui « n’est plus maîtrisé ». Pourtant, il venait de montrer, avec Trump, que ce n’est plus la question de la maîtrise qui se pose (p.150) car, l’important, c’est qu’on assiste à un travail de « démolition ». Non pas à une destruction totale -- l’expression de « non-langage » (p.168) n’a pas vraiment de sens --, mais à une réduction du langage vers une forme plus rudimentaire, plus rude.
Or cela évoque les jeux de langage de Wittgenstein, tels qu’on les trouve dans ses Recherches philosophiques. En effet, il s’agit d’une étude de notre langage, à travers sa décomposition à l’envers : c’est en partant d’un langage rudimentaire, sur un chantier imaginaire (« Dalle ! » « Bloc ! », §2), puis en enchaînant différentes situations langagières, vers de plus en plus de sophistication, que le philosophe entendait élucider -- isolément -- les facettes de ce grand complexe qu’est notre langage. Celui-ci était comparé à une ville ancestrale, dont l’expansion aurait donné naissance à de nouveaux faubourgs, petit à petit (§18). Dans cette optique, les populistes n'occuperaient que certains quartiers, en espérant que les autres soient abandonnés, leurs accès condamnés -- cette image correspond bien au propos de M. Mannoni. Mais l'on peut aussi vouloir mieux comprendre le plan de la ville, et spécialement le nom de la zone restreinte par chaque populisme.
Si Coulée brune est une dénonciation, il manque seulement à sa liste les noms des langages incriminés.