Et Kierkegaard, doutant de tout sauf de sa foi, s'élance, s'envole, s'emporte à emporter son cosmos dans une poésie de l'instant qui, par delà la durée, se retrouve éternel.
Actant l'acteur même, il s'invente un rôle, échange avec moi, perdu entre la personne et le personnage. Arrivant à réinventer sa source, il navigue avec aisance : arpentéance en le fleuve.
Sur nos rives, des contes que, sur la voie, sans s'arrêtant, nous contemplons... et passons.
S'éloignant de sa source, pour la retrouver dans sa mer : Kierkegaard détruit les tables, miettes philosophiques, et les réunit par l'art, "avec une admiration plus grande encore, puisque la vie avait séparé ce que la pieuse simplicité de l'enfance avait uni".
Après une préface presque formelle, il dépeint une partie qu'il appelle "atmosphère". Ici, c'est la grande confusion, ruisseau torrentiel. Je rencontre, non pas des répétitions, des reprises : "Abraham détourna un instant le regard de son fils, et lorsque Isaac, pour la seconde fois, vit le visage de son père, il le trouva changé" ; "l'enfant croit que sa mère est changée, mais la mère est la même". Kierkegaard et moi laissons alors les explications, sous entendons d'abord, laissons nos pistes s'ouvrir à l'infini... pour ensuite trancher.
La "nourriture plus forte" arrive alors. C'est ici, là dans "l'Eloge d'Abraham", que j'ai découvert fièrement noble et absurde auparavant, que je vais, au côté de Kierkegaard, approfondir mon sillon et lui le sien : et nos échanges seront des silences, nos paroles, des esquisses de fumée qui, soudain (si on y repense), s'efface.
Ici et là, de la page 53 à la page 65, Kierkegaard trouve son milieu (pas "juste milieu", c'eut été être coincé du cul) : choisissant un peu du côté de l'essence, choisissant un peu du côté de l'existence. Tranchant le nœud gordien, dans sa mélancolie, il échange avec moi l'infini, le lien sacré qui nous lie : et j'en pleurs, de crainte et de tremblement, tant tout m'y est beau.
Dans un style fascinant, Kierkegaard crée le lien sacré entre chacun de ses mots, il s'élance dans quelque chose de tout à fait trans-mettable mais que, absolument, on ne peut obtenir... se perdant dès le début dans des dédales de phrases pour ensuite, en riant, dire : "Mais il n'en est point ainsi !".
Ainsi, je découvre en moi, comme en lui, le poète et le héros. Le héros s’élançant de sa source, le poète remontant, depuis la mer, le courant : et, la belle histoire, c'est quand la mort est la réunion des deux en un, de Dieu et Je... car pour tous deux, "plus il tarde sa venue, plus aussi il s'attachera fidèlement à lui".
Dans notre espérance, nous combattons ce que nous espérons : et l'amour de Dieu est, en soi, tentation. Ainsi, "qui espéra l'impossible fut de tous le plus grand" ; "qui lutta contre Dieu fut de tous le plus grand". On ne connaît la mort que mort, et bien qu'importe, comme le dit mon Ami, au moins, nous aurons osé parié ! Point de lamentations ! The show must go on !
Certains se seront usés, prétendant l'éphémère, d'autres se seront sclérosés à jamais, coincés du cul dans leur éthique : mais nous, nous aurons refusé "dans le printemps de la vie ce qui est le vœu de jeunesse, pour être exaucé dans la vieillesse après de grandes difficultés" ; "car cela est une grande chose de renoncer à son vœu le plus cher, mais c'en est une plus grande encore de le conserver peu après l'avoir abandonné" ; "car celui qui espère toujours le mieux vieillit trahit par la vie, et celui qui se dispose au pire est bientôt usé ; celui qui croit, toutefois, jouit d'une éternelle jeunesse".
Osant mettre un seul point, juste avant la mort, comment aurions nous craint celle-ci... devenant alors points de suspensions. Et ce point fut notre oeuvre, Abraham que nous sommes, nous n'avons eu que ce fils, et nous l'avons aimé : jamais plus que la foi.
Je m'excuse pour ma digression (rires). Au fait, si je dis "nous", ce n'est pas pour vous forcer, loin de là, c'est pour m'imaginer avec Kierkegaard.
Reprenons.
Nous entrons désormais dans une partie encore plus longue, organisé en plusieurs sous-parties : le Problème. Plus théorique, cette partie se fixe plus sur des détails, et m'est donc moins intéressante. Cependant, notons que je la compare à celle d'avant (d'où ma sévérité). Au fond, elle frôle mon chef d'oeuvre mais, dans mon exigence amoureuse, je la méprise en mon sourire.
Je découvre alors un Kierkegaard de fin d'après midi, après la sensualité religieuse du midi, qui, dans toute sa mélancolie absurde, à l'impression de ne pas se satisfaire : et j'en suis touché, cela alterne et s'adapte au courant de la rivière qui, Aguirre le sait, au fur et à mesure, devient de plus en plus lancinant.
Ainsi, je lis dans une sincérité profonde l'amour de Sören pour Olsen, cette femme qu'il voulait aimer (qu'en ce sens, j'ose le croire, il aima), comme dans les trop vieilles histoires, à jamais, sans se marier ou la toucher. J'y lis aussi son admiration et son mépris pour son voisin Hegel, dont il dit lui-même qu'il ne comprenait pas tous les passages, et dont il a "la naïveté de croire que Hegel ne le pouvait non plus".
Je suis ému.
Kierkegaard approfondit alors, se réfugiant dans Abraham comme je me réfugie chez lui : il souligne ce qu'il a auparavant esquissé. J'ai alors l'impression que la foi est l'accomplissement, une forme d'unité après avoir (peu le font) osé l'infini. Ce n'est qu'aveugle qu'on tombe vers l'autre, et cette absence, on la trouve à l'origine : "il est vain de rappeler le passé qui ne peut devenir présent".
Kierkegaard dépeint alors son idéal : "souple et assuré" ; "nature distante" ; "appliqué à son trait" ; "il jouit de tout ce qu'il voit" ; "son appétit est robuste" mais, si il n'y a rien à manger "cela le laisse indifférent" ; il est devenu le paysage de son individualité (non pas la foule, mais l'absence qui la fait fuir)... en vertu de l'absurde.
"C'est en vain que j'ai cherché en lui, en l'épiant, l’incommensurabilité du génie".
Kierkegaard me parle alors de danseurs, dont la pudeur donc beauté, n'est remarquable que par la tâche qu'ils esquissent, dans leur éclat, à leur chute : la tâche étant infime mais heureusement visible, le paysage s'en trouve sublime. La mort, dans son absurdité, rendait ainsi l'unique saut de la vie (car la vie ne fut qu'un moyen), magnifique, majestueux. Cultivant son désir, donc son angoisse, donc sa liberté, donc sa responsabilité, à se tourner vers l'intérieur, contemplant encore sa source, Kierkegaard et moi continuons...
Continuons...
Kierkegaard, on ne voudra point croire que tu crains peu la mort si je la crains tant pour toi.
J'ose t'affirmer que, dans ton insatisfaction, tu fus le héros.
Mais de ceux que tu te mets alors à dessiner, lequel fus tu si ce n'est le tien seul... si seul.
Celui qui osa s'inventer sa nature, sa foi, pour être naturel : car la foi sans élan de création, comme tu le partages, à toujours être là, perdrait sa valeur. Mais non !
Non ! Tu osas te mélanger à ton personnage : Dieu, ton infini où tu trouvas ta foi. Dans ton vouloir vivre, tu vécus : parce que tu vécus, tu mourus (la cause n'est point maladie, dysenterie, je ne sais le meurtre de qui : la cause à la mort, c'est la vie). Tu travaillas ta démarche, grâce à ta crainte, et qu'importe où mène ton fleuve : "sinon à distance".
Certains s'inventèrent une perversité freudo-shakespearienne, à chercher les Fleurs dans un manichéen Mal, trop de compassion : "elle tenait fort au bruit de la mer, et le murmure mélancolique des ondes ne lui plaisait que parce qu'il s'agitait plus puissant en son cœur".
Tous furent seul, point de groupe, ils étaient comme toi...
Mais, toi, Abraham, tu sacrifias Isaac, dans le silence donc la sincérité, par l'absurde et non le tragique : reprenant ainsi l'amour que tu avais pour Isaac, ta grande création, le faisant pour une création encore plus belle, Dieu l'oublié qui alors que c'était l'aurore et le crépuscule s'en allait revenant de l'infini vers l'infini et rendit la souffrance belle car infime sans y mettre fin.
Ahah !