Rencontre avec Abrüpt et ses (anti)livres anti-marchands et l’on ira à la découverte d’une des toutes dernières œuvres publiées « Crash Memory », où l’écriture se déploie dans l’obscurité, où la photographie se fait jeu d’ombres.
On ne peut évoquer inconséquemment une œuvre parue du côté de chez Abrüpt sans dire quelques mots au sujet de cette structure dont la singularité s’inscrit dans un certain air du temps ; certainement pas le rance, du tout marchand ou de l’identitaire, non. Plutôt celui de la communauté du logiciel libre ; à savoir celle des pionniers d’internet, dont vous avons parlé du du côté de Litteralutte, à la fois accessibilité et non-marchandisation de cet espace ; le numérique, qu’il soit commun et collectif.
LITTÉRATURE LIBRE
Abrüpt serait ainsi le pendant du logiciel libre en littérature, littérature libre :
– libre du droit d’auteur, en effet l’ensemble des livres d’Abrüpt est proposé en licence Creative Commons – à savoir donnant le droit de le partager – pour certaines de ses productions Abrüpt use même du Creative Commons 0 qui autorise tout partage, modification, exploitation de l’œuvre…etc.
– libre de l’emprise marchande, en effet, il est tout à fait possible d’acheter les productions d’Abrüpt, de les commander via n’importe quel marchand de livres [pas amazon tout de même !] ou au travers de la librairie indépendante, Abrüpt propose également gratuitement, sur son site, des antilivres soit statiques, à savoir la version PDF de l’œuvre ou dynamiques où celle-ci est alors lisible au travers du navigateur internet.
– libre de toute prescription du marché ; il suffit de scroller, feuilleter ou cliquer sur quelques pages pour s’apercevoir de la diversité formelle des textes qu’enveloppe Abrüpt, ne correspondant en rien aux injonctions de marché qui formatent, aseptisent et normalisent les productions.
Dans un récent essai, le sociologue (et écrivain) Jérôme Meizoz distingue deux types de productions littéraires, celles qui sont produites pour le marché, celles qui sont produites dans le marché. Les premières représentant l’ensemble des textes dont la production est calibrée sur le marché et ses exigences, tant du point de vue formel que concernant les sujets traités ; les secondes sont des productions qui même si elles n’obéissent pas, ou de manière très faible aux exigences du marché, se trouvent tout de même commercialisées et médiatisées dans le marché littéraire. Ainsi les procédés que déploie Abrüpt peuvent s’interpréter comme une volonté d’échapper au marché, à la marchandisation du monde et de la littérature en particulier advenues depuis l’avènement du vampire capitalistique.
Côté matérialité du livre, il faut noter et souligner l’ingéniosité du collectif Abrüpt dans la réalisation des maquettes de ces livres, pas de titre sur la couverture, seulement une photographie ou une illustration, de même pour la quatrième, pas de nom d’auteur·ice ou de l’instance qui a écrit le livre, seul un vers ou une phrase s’y trouve inscrit. Il faudra se reporter au dos du livre pour découvrir le titre ainsi que les instances ayant écrit le texte.
Il faudrait également évoquer les (anti)livres dans leur matérialité, les malices qui s’y nichent, subtilités éditoriales caractéristiques de cette singulière entité, la manière dont le collectif, de l’antilivre au livre ou d’un livre à un autre antilivre s’adresse à nous, ses lecteur·ices, usant de l’ensemble des espaces du péritexte – à savoir l’ensemble des textes qui complètent le texte principal – pour nous parler, glisser à nos yeux « l’argent est une chimère », « ce livre n’a pas de prix » ou encore « le domaine public vaincra. Nous danserons »…etc. Ainsi pourrions-nous longuement et lentement passer en revue l’ensemble des avancées décisives opérées par Abrüpt d’un point éditorial notamment, et qui marqueront sûrement de leur empreinte la manière dont nous envisageons la littérature, dont le texte littéraire est publié, diffusé, appréhendé et même lu, mais il ne faudrait pas résumer cette entité à sa simple facette technique, nous manquerions là les textes, nous ferions d’elle et du groupe qui la composent de simples bidouilleurs certes ingénieux, mais sans écrit. Nous évoquerons ce mois, Crash memory, nous laisserons pour une prochaine le fascinant Dio, histoire d’une insurrection cybernétique.
Lire la suite de cette recension d'Ahmed Slama sur Littéralutte.