On peut découper le livre en deux parties : une partie, terrible, qui se déroule au Sri Lanka, lors du tsunami qui ravagea les côtes de l'Océan Indien en 2004. En vacances en famille, l'écrivain est témoin de l'horreur, des familles déchirées par la mort d'un proche, du chaos engendré par la catastrophe.La seconde partie s'attarde sur l'histoire de la soeur d'Hélène - la compagne de Carrère - atteinte d'un cancer généralisée avec des témoignages sur cette femme, intimistes et touchants de ses proches. Le fil conducteur du livre est donc le drame humain.
Emmanuel Carrère prend le rôle du témoin. Il rend compte, rend hommage aussi, un hommage vibrant et pudique. Sa démarche littéraire est passionnante. Alors qu'on attendait l'écrivain sur le terrain de l'autobiographie ou de l'autofiction, ici, tout est vrai, et c'est des autres qu'il parle, d'où, évidemment le titre du livre. Un récit à la première personne qui s'efface pour parler des autres, joli paradoxe littéraire. En somme le livre est quelque part un récit à plusieurs mains, rendant compte de plusieurs vies qui s'entrecroisent : les enfants, les couples, les amis, déchirés par le tsunami, la famille de Juliette, cette femme et mère de trois enfants, juge reconnue et aimée, condamnée à mourir d'un cancer. Les différents témoignages viennent alors peindre les portraits de ces personnages, héros d'un livre, malgré eux. Ils sont magnifiques ces personnages. Jamais le réel n'a prouvé autant sa puissance romanesque. Carrère en fait de vrais héros, au double sens du terme : des personnes dignes et humaines, fortes, et même courageuses et puis des héros au sens grec du terme, dans la tourmente, le deuil, le chaos, en prise avec l'inexorable force du destin et de la fatalité. C'est d'une tristesse absolue par moment mais c'est tout simplement magnifique. Quel hommage fait à ces anonymes !
Carrère est touchant aussi dans sa sincérité, s'interrogeant sur le sens de sa démarche, se comparant avec les autres personnages du livre ( un livre inclassable en somme, si ce n'est dans le récit-témoignage). On découvre la maturation de sa démarche, la transformation qui s'opère en lui au fil des pages, au cours de ses découvertes et de ses observations. Il nous parle donc de lui, de l'écrivain écrivant, de l'homme en proie au doute. Il a cette réflexion : ça aurait pu m'arriver, à ma famille. Il mesure sa chance et la vie parcourue depuis ce jour tragique où une vague déferla sur son hôtel du Sri Lanka. De plus, il a fait lire son manuscrit aux personnes auxquelles il rend hommage. Ces derniers ne modifient presque rien, laisse le récit tel quel. Le livre sera un témoignage sincère et donc touchant.
Le livre aborde de nombreux sujets : l'éducation, la religion, la sincérité en écriture, le deuil, la maladie et l'handicap, le quotidien, le couple, la justice, au terme d'enquêtes et de témoignages méticuleux. Emmanuel Carrère est un formidable reporter et pour cause, son livre ne sera fort que parce qu'il sera au plus près de la vérité. Il la livre donc dans le moindre détails, et même dans ses contradictions.
Malgré un sujet grave, le livre est optimiste. La vie continue, au terme d'une lecture éprouvante, de l'émotion à fleur de peau, de cette intimité de la vie de l'écrivain, dévoilée ici, sa femme, ses enfants, sa famille, ses amis. Ce livre leur est dédicacé et comme le dit Emmanuel Carrère : "j'aimerais panser ce qui peut être pansé, tellement peu".