Extraordinaire exercice de style, d'un formidable rire grinçant, d'un économiste engagé...
L'économiste Frédéric Lordon nous livrait il y a quelques semaines cette "comédie sérieuse sur la crise financière en quatre actes et en alexandrins", en 130 pages, au but avoué (dans une postface extrêmement intéressante) de permettre au lecteur de dépasser la dérision face aux errances du capitalisme financier, ou plutôt de faire levier de cette dérision, pour se mobiliser, d'abord par l'intellect et par l'affect... Pari largement réussi, sur un mode terriblement jubilatoire !
"LE BANQUIER, soulagé [à propos d'un trader] :
Je le veux corde au cou, menottes aux poignets,
Dans le box accusé et promis au gibet,
Désignez à la foule ce quasi-terroriste,
Un saboteur notoire, une taupe trotskiste."
"LE BANQUIER :
Je suis allé à Londres épouser la City,
Recruter à prix d'or de bizarres pythies,
Des traders allumés ou des brokers fêlés,
Des gens mal embouchés, mais qui rapportent tant -
Plutôt des charretiers que de trop courtes dents.
Nous nous sommes voués à la modernité,
Les guichets sont trop ternes, j'ai choisi les marchés,
J'ai laissé les agences vivoter décrépites,
Et trouver la vraie vie en allant à Wall Street."
"LE QUATRIÈME BANQUIER :
Sans vouloir altérer cette polyphonie,
L'État notre obligé, c'est un concept hardi...
Il nous a laissé faire tout ce que nous voulions,
Réduit à presque rien nos taux d'imposition...
LE DEUXIÈME BANQUIER :
Que dites-vous, monsieur, êtes-vous socialiste ?
LE TROISIÈME BANQUIER, au deuxième :
Ne le rudoyez pas, c'est un mutualiste."
"LE DEUXIEME CONSEILLER :
Il est vrai qu'en matière d'efficacité,
Les fleurons du privé ont été stupéfiants...
Faire de telles pertes nécessite un talent,
Un talent de son genre, sans doute un peu spécial,
Cependant maintenant inscrit dans les annales,
Car de l'histoire entière du capitalisme,
On n'aura jamais vu de semblable séisme."
"LE NOUVEAU DEUXIEME CONSEILLER [à propos des banquiers venant exiger plus de rigueur budgétaire de l'État qui a sauvé leurs profits privés] :
Cyniques ou crétins ? C'est toute la question.
Une aimable réplique répond à sa façon
En disant de ces gens qui n'ont aucun arrêt :
À ce qu'ils osent tout, là on les reconnaît."
En conclusion d'une lecture aussi particulièrement salutaire, les derniers mots de la postface s'imposent avec naturel : "Ici, l'alexandrin prête toute son ambivalence : il bouffonnise à souhait et fait les Précieux ridicules, mais peut aussi se charger d'une nuée plombée et annoncer des orages. Ce ne sont pas exactement ceux de la tragédie si l'on entend par là le heurt de deux bons droits irréconciliables ou de deux exigences également légitimes. Pour une fois on peut faire des économies de complexité : l'horizon du capitalisme financier n'est pas tragique. Il est simplement haïssable."