Envoûtant
Cette pièce – ou plutôt cette nouvelle, car elle a été adaptée au théâtre mais avait été écrite comme un exercice tout ce qu'il y a de plus littéraire – est une sorte dialogue entre un dealer et un...
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le 24 févr. 2017
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Cette pièce – ou plutôt cette nouvelle, car elle a été adaptée au théâtre mais avait été écrite comme un exercice tout ce qu'il y a de plus littéraire – est une sorte dialogue entre un dealer et un client ; "sorte de" car il ne s'agit pas de répliques de type question/réponse, il n'y a pas vraiment d'échange d'informations et l'on est pas toujours sûr qu'il s'adressent l'un à l'autre ; il s'agit plutôt d'un échange de tirades dans lesquelles chacun livre ses pensées, ses impressions, ses réflexions sur leur situation et leurs attentes vis-à-vis de l'autre ; l'un croit qu'il va acheter, l'autre qu'il va vendre, et on les voit se tourner autour, jauger de leur rapport de force, argumenter, espérer quelque chose tout en restant méfiant.
Bernard-Marie Koltès construit son dialogue autour de maintes circonvolutions, car rien n'est avoué de manière abrupte : tout est dit à demi-mot, par des phrases longues et douces qui prennent des chemins détournés, qui se répètent, s'enroulent sur elles-même, dans un vocabulaire courant mais un style poétique, agrémenté de comparaisons et métaphores parabolique, ou de références messianiques, de la part du dealer notamment. Par exemple, première page :
Le dealer
Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c'est
que vous désirez quelque chose que vous n'avez pas, et cette chose,
moi, je peux vous la fournir ; car si je suis à cette place depuis
plus longtemps que vous et pour plus longtemps que vous, et que même
cette heure qui est celle des rapports sauvages entre les hommes et
les animaux ne m'en chasse pas, c'est que j'ai ce qu'il faut pour
satisfaire le désir qui passe devant moi, et c'est comme un poids dont
il faut que je me débarrasse sur quiconque, homme ou animal, qui passe
devant moi. C'est pourquoi je m'approche de vous, malgré l'heure qui
est celle où d'ordinaire l'homme et l'animal se jettent sauvagement
l'un sur l'autre, je m'approche, moi, de vous, les mains ouvertes et
les paumes tournées vers vous, avec l'humilité de celui qui propose
face à celui qui achète, avec l'humilité de celui qui possède face à
celui qui désire ; et je vois votre désir comme on voit une lumière
qui s'allume, à une fenêtre tout en haut d'un immeuble, dans le
crépuscule ; je m'approche de vous comme le crépuscule approche cette
première lumière, doucement, respectueusement, presque
affectueusement, laissant tout en bas dans la rue l'animal et l'homme
tirer sur leurs laisses et se montrer sauvagement les dents. Non pas
que j'aie deviné ce que vous pouvez désirer, ni que je sois pressé de
le connaître ; car le désir d'un acheteur est la plus mélancolique
chose qui soit, qu'on contemple comme un petit secret qui ne demande
qu'à être percé et qu'on prend son temps avant de percer ; comme un
cadeau que l'on reçoit emballé et dont on prend son temps à tirer la
ficelle. Mais c'est que j'ai moi-même désiré, depuis le temps que je
suis à cette place, tout ce que tout homme ou animal peut désirer à
cette heure d'obscurité, et qui le fait sortir hors de chez lui malgré
les grognements sauvages des animaux insatisfaits et des hommes
insatisfaits ; voilà pourquoi je sais, mieux que l'acheteur inquiet
qui garde encore un temps son mystère comme une petite vierge élevée
pour être putain, que ce que vous me demanderez je l'ai déjà, et qu'il
vous suffit, à vous, sans vous sentir blessé de l'apparente injustice
qu'il y a à être le demandeur face à celui qui propose, de me le
demander.
L'auteur ne craint pas, comme c'est souvent le cas, d'utiliser des adjectifs, des adverbes ou des points-virgules ; d'ailleurs j'adore les points-virgules. Les métaphores sont maitrisées, l'imagination est fertile, le résultat est romantique à souhait.
Reste à se poser la question du sens : on peut le prendre tel quel, comme une relation vendeur/acheteur, ou l'on peut y voir un jeu de séduction, certains y voient une analogie avec la colonisation.
Certaines phrases m'ont paru obscures et je me suis demandé comment on a pu faire le saut d'une idée à l'autre, mais l'écriture est tellement envoutante qu'on est obligé de continuer à lire, et à la fin, de se poser des questions, car c'est le genre de texte qu'on peut passer des heures à interpréter
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le 24 févr. 2017
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