On cherche évidemment un écho de l'univers de Gabriel García Márquez dans cette histoire : un village isolé de Colombie, des personnages hauts en couleur, un style un peu fantasque, des arrangements avec la logique, une histoire qui roule comme l'eau d'un torrent au-dessus de rochers inégaux... beaucoup de choses concourent à établir une parenté entre ce livre et les récits réalistes et magiques du maître colombien. Au début, ça ne joue pas forcément en faveur de l'auteur, parce que ça fait un peu hommage servile qui n'apporte pas grand-chose. Mais cette première impression se corrige progressivement, quand le récit s'entrecoupe de brefs chapitres qu'on peut penser inspirés de la réalité, décrivant les violences inouïes commises par les groupes armés qui s'affrontent depuis plus de 60 ans en Colombie, notamment les FARC et les paramilitaires. Des violences commises mais aussi subies parce que, quoi qu'on en pense, tout ce folklore barbare ne fait finalement que des victimes. On se demande comment des benêts peuvent encore croire qu'ils sortiront grandis de ces pratiques de Huns. Mais bon, ces incises ancrent le récit fantaisiste dans une réalité sordide et on comprend mieux les tenants et les aboutissants du conte que l'auteur nous raconte quand on le remet dans son contexte historico-politique. L'histoire récente de la Colombie apporte un peu d'espoir après un naufrage obstiné qui a conduit le pays au fin fond de la folie. Et l'écrivain se prend à rêver à une société débarrassée de cette violence éminemment masculine : que se passerait-il si les hommes disparaissaient soudain, emportés par leur péché principal ? Les femmes seraient-elles plus à même de proposer un modèle social alternatif ? On les sait parfois bigotes, obtuses, égoïstes et inconséquentes... mais jamais elles n'ont eu l'occasion de dépasser ces tentations-là pour tenter d'inventer un mode d'interaction sociale différent. Et le socialisme aurait-il eu sa chance si c'était les femmes qui s'étaient chargées de sa mise en pratique ? Voilà le postulat finalement assez fertile d'une histoire qui commence comme une fable et s'enfonce ensuite résolument dans l'utopie sociale. Franchement, ça change de toutes ces dystopies mortifères au pays de Gilead... La thèse de l'auteur, dont on soupçonne les motivations, c'est que les minorités sexuelles sont étouffées précisément parce qu'elles pourraient détenir la solution à bien des conflits que ça n'intéresse pas la majorité d'éradiquer. Eh bien, ça méritait d'être filé. D'abord parce qu'on passe un moment de lecture plutôt agréable, et ensuite, parce que ça pourrait ouvrir certaines perspectives... On sait les auteurs de science-fiction sont souvent des précurseurs, et on se prend à espérer que cet auteur de fiction-là préfigure l'amorce d'une amélioration globale liée à la réhabilitation de la sensibilité féminine dans ce monde de brutes épaisses fascinées par leur propre bêtise.