Cela faisait longtemps que je souhaitais découvrir ce philosophe quelque peu oublié du début du 18ème siècle et dont j'avais par avance pressenti la sous-estimation globale mais aussi la difficulté. J'avais lu qu'il s'agissait d'un auteur "difficile" d'accès et franchement oui...il l'est plus que largement! Pour être honnête je pense même qu'en terme de difficulté on est sur un niveau supérieur à Hegel (voir Heidegger) car Vico possède un style extrêmement dense, aride, technique et ne prend que rarement la peine de démêler les présupposés sur lesquels il semble fonder ses affirmations...c'est donc à nous lecteurs de faire ce boulot! Toutefois, la difficulté extrême de cet auteur (qui lui vaut sans doute en partie d'être méconnu) est partiellement liée à un trait méthodologique spécifique qui en fait un penseur original : une approche d'étymologiste et de linguiste. Généralement, Vico pose un concept ou une notion "classique" en philosophie (la raison, la fortune...), il déploie son étymologie, puis par cette signification originelle affirme que tel mot renvoie donc à une idée voisine à laquelle nous ne pensions pas en temps normal par une série de raisonnements qui nous forcent à ne pas perdre de vue les définitions antérieures ni leurs significations d'origine tout en restant attentifs au sens de la démonstration de Vico (une sacrée gymnastique mentale que j'ai un peu de mal à effectuer pendant très longtemps pour ma part).
En effet, dès la préface de son ouvrage Vico, non sans une certaine audace, prétend renouveler l'approche du savoir humain en effectuant un retour réflexif sur l'étymologie latine des mots qu'employaient les ancêtres d'Italie. Ce retour du signifiant (le mot) vers le signifié (l'étymologie dont le mot n'est qu'une dérivation secondaire nous en faisant oublier le sens) est censé reconduire Vico à la source de la sagesse antique de l'Italie (d'où le titre de l'ouvrage) car le choix des mots traduisait l'ancienne conception du monde des anciens. On pourrait toutefois avoir un regard critique et se demander pourquoi une telle démarche? En quoi la signification des mots des anciens devraient nous amener à une certaine vérité? C'est là en bonne partie toute la difficulté de la pensée de Vico car ce choix méthodologique est en dépendance intégrale avec le fameux critère du vrai selon Vico qui, en revanche, est la marque d'un génie philosophique hautement original : la convertibilité du vrai et du fait (ou le fameux "verum factum" qui apparaît dès le début de l'ouvrage au premier chapitre).
Tout se joue dès le début du premier chapitre où Vico interroge l'étymologie relative à la faculté qui permet le savoir ou la science, il s'agit précisément de l'intelligence : l'intelligence (intelligere) contenant «legere» (lire) renvoie originellement au fait d'assembler les éléments dont se compose les mots afin d'en comprendre l'idée. La difficulté consiste à comprendre comment Vico articule cette idée à son critère de vérité qui lui est propre ou plutôt comment l'un l'amène à penser l'autre (le fameux «verum factum»). Il faut précisément comprendre que son critère de vérité du fait (ou même du «faire», tout fait étant le résultat d'une action qui effectue quelque chose) est fondé sur l'étymologie latine de l'intelligence d'une part, et d'autre part sur une conception théologique du savoir véritable comme étant divin. En effet, l'intelligence (tout comme le savoir) si l'on se base sur sa signification étymologique originelle repose sur le fait d'assembler un ensemble de choses selon un ordre parfait. Or, seul Dieu est capable d'une telle prouesse à un tel niveau, en tant qu'être parfait et cause première du monde il comprend en lui l'ensemble des idées (au sens platonicien du terme, car Vico en disciple de Platon distingue les Idées éternelles et immuables pensées par Dieu et les représentations mentales propres à notre corps qui font intervenir une certaine spatialité) et des vérités car il a fait le monde dans sa totalité.
Le vrai est le fait en tant que faire quelque chose exige d'en être le concepteur et d'être soi-même cause de cette chose, la place privilégiée de celui qui fait lui confère une position d'assembleur des éléments qu'il souhaite réaliser. Dieu est donc au plus haut niveau possible celui qui sait car il a disposé toutes les choses qui existent et les comprend en tant qu'il en est la cause même, l'homme ayant un savoir très limité en comparaison puisqu'il ne peut développer de connaissance que de ce qui est relatif à sa propre action (il peut penser sur les choses qu'il n'a pas lui-même créé mais ne peut pas les comprendre car il n'en est pas le concepteur). Connaître une chose, c'est donc connaître la manière dont la chose se fait à partir des éléments qui la compose. Vico pense même que c'est pour cela que les anciens philosophes italiens identifiaient «vrai» et «fait» car ils croyaient en l'éternité du monde, le monde étant créé «à partir de rien dans le temps» (autrement dit ex-nihilo) sa création n'est pas le fait au sens de la création mais bien plutôt de l'engendrement. La distinction entre engendrement et fait permet à Vico de distinguer le savoir absolu divin de celui qui conçoit et crée à partir de rien (Dieu) et le savoir humain relatif et superficiel de l'homme qui ne connaît les choses que par "dimensions", nous pouvons avoir des "archétypes" ou des représentations mentales des objets mais jamais une connaissance de l'idée originelle qui a donné forme à l'objet. Pour le dire autrement le triangle auquel je pense n'est pas l'idée du triangle et c'est, avant Kant, une sacrée objection faite au rationalisme concernant la valeur infinie accordée aux mathématiques qui ne seraient qu'en rapport avec la seule raison!
Mais le génie de Vico ne réside pas seulement dans la manière dont celui-ci définit la vérité à partir du fait et circonscrit le savoir humain à des produits culturels issus de sa propre entreprise à travers l'histoire...tout savoir humain étant par conséquent d'ordre factuel et temporel car relatif à ce qu'il produit lui-même à son échelle (et non idéel et atemporel comme celui de Dieu). En procédant ainsi Vico n'a pas seulement été le précurseur oublié de la sociologie (bien avant Durkheim oui oui!), il a été l'un des objecteurs les plus farouches et l'un des plus puissants et originaux au cartésianisme et au rationalisme (Vico étant à mi chemin entre idéalisme, empirisme, et rationalisme modéré...tenter de le classer serait totalement vain et inutile). En effet, à partir de son critère de vérité, Vico en profite également pour critiquer implicitement Descartes en estimant qu'il est totalement vain de prétendre avoir une «idée claire et distincte» de soi-même ou de prétendre se connaître soi-même en tant que «substance pensante» puisque le vrai est le fait même et que l'on ne s'engendre pas soi-même en tant qu'esprit, seul Dieu peut prétendre avoir une connaissance parfaite de ce que nous sommes en tant que substances. La réflexivité de la conscience n'est donc pas le lieu privilégié de la connaissance de soi mais le prolongement d'une volonté créatrice qui nous a engendré en tant qu'êtres conscients et donc qui sait mieux que nous qui nous sommes et pourquoi nous sommes ainsi et pensons ainsi.
Ce point décisif et profondément génial est détaillé dans le sous-chapitre intitulé «De la vérité première selon les méditations de René Descartes» : Vico y opère une déconstruction de la théorie du cogito à partir des présupposés de sa propre thèse : la conscience a pour objet ce dont le genre ou la forme nous demeurent inconnus puisque nous ne sommes pas responsables de l'Idée divine ayant engendré la chose à laquelle nous pensons, elle ne porte donc que sur un savoir relatif et ne peut servir de point de départ à la science. De plus, la conscience en tant que telle nous demeure parfaitement inconnue car nous ignorons «les causes de la pensée» ou «la manière dont la pensée se fait», autrement dit Descartes a fondé sa philosophie sur l'acte réflexif de la conscience qui permet de révoquer nos certitudes pour chercher le vrai, mais il ne s'est pas rendu compte que tout acte mental propre à la conscience nous est inconnu dans la manière dont il se produit et se réalise (seul Dieu le sait puisque c'est lui qui a créé l'homme en tant qu'être doté de raison et donc de réflexion). Cette réflexion géniale conduit Vico à faire de la passion la racine de nos préjugés orientant la réflexion...le philosophe qui peut prétendre atteindre le vrai n'est donc pas simplement un être pensant mais tout d'abord un ascète qui a fait taire toute passion en lui avant de se lancer dans l'entreprise de méditation lui faisant alors considérer les choses elles-mêmes (autant que cela est possible à échelle humaine bien entendu).
Bref, Vico est un penseur réellement génial, très difficile à comprendre, mais véritablement pertinent sur de nombreux points et véritablement original et inclassable...les préoccupations théologiques sont toujours là mais le déclin du rationalisme est bel et bien amorcé. Concernant sa principale découverte (la vérité du fait) je pense qu'on aura bien du mal à déterminer avec précision la force réelle de l'influence que Vico aura eu sur la postérité (et pas seulement sur la sociologie...).