De Quincey est surtout connu en France pour ses Confessions d’un mangeur d’opium anglais (1821) qui inspirèrent Les paradis artificiels de Baudelaire (jusqu’au plagiat). Plus question ici de teinture alcoolique mais de société secrète d’un genre particulier qui matérialise la fascination de l’auteur pour la mort violente et le crime : le meurtre pour le meurtre, l’assassinat érigé en esthétisme et comme unique fin en soi, voilà le chemin de catharsis emprunté par les esprits ténébreux des membres de ce club british for gentlemen only.
La « Société des connaisseurs des meurtres » n’existe pas pour fomenter d’horribles supplices mais pour apprécier ceux des autres, De Quincey portant d’emblée la discussion sur un plan moral, c’est-à-dire sur celui du voyeur : comme on peut trouver beau esthétiquement parlant un spectaculaire incendie sans en être soi-même l’instigateur, on doit pouvoir juger de l’exécution d’un crime sans être un criminel. Partant de ce jugement d’esthète l’auteur franchit allègrement le Rubicon de la jouissance.
L’ouvrage est noir, drôle et assez érudit, foisonnant de références littéraires et philosophiques, qu’il est préférable d’aborder dans un état de conscience somnolente pour en extraire toute la pulpe ardente.
Dans un premier mouvement, l’orateur du club des adorateurs du crime exécute une exégèse de l’art d’assassiner, de l’interprétation du choix de la victime, acte fondateur, à l’interprétation de la mise en œuvre finale. Sans se priver de quelques adorables digressions comme celle des assassinats philosophiques car « c’est un fait qu’au cours des deux derniers siècles tout philosophe éminent a été assassiné.» Et De Quincey d’abattre son mépris sur ce pauvre Locke qui a « promené sa gorge pendant soixante-douze ans sans que jamais personne ait jamais condescendu à lui couper », puis sur un Descartes moqué qui échappa de peu à un traquenard mortel. Intéressant, le décès de Spinoza ne serait pas naturel mais conséquence d’un savant complot d’assassin. Même étude concernant le philosophe français Malebranche qui serait mort de la froide colère de Berkeley, son concurrent anglais etc
Le deuxième mouvement, en long post-scriptum, livre la matière brute de l’œuvre d’Art à peine achevée, telle la toile d’un grand maître dont la peinture ne serait pas encore tout à fait sèche. Tout n’est qu’angoisse, violence et brutalité, avec la distanciation et le surplomb propices à placer le lecteur en état de contemplation du bel-art...
Est palpable chez De Quincey la thérapie par l’écriture contre son intime conviction que l’assassinat est une loi de la nature ; derrière le ton humoristique et l’apparente facilité de l’écriture se logent en sourdine les serpents noirs du tourment et des angoisses existentielles, à commencer par sa façon oppressante de décrire Londres, comme une anticipation de ce que seront les grandes métropoles du demain de l’auteur, c’est-à-dire les cloaques concentrationnaires que nous habitons aujourd’hui.
Si votre bibliothèque est pleine à craquer, faites un peu de place, passez à l’acide la dernière bouse que vous y avez déposée pour y loger ce L’Imaginaire Gallimard qui le mérite amplement.