De la destruction comme élément de l'histoire naturelle par MarianneL

Ce livre rend compte d’une série de conférences, intitulées "Guerre aérienne et littérature", et prononcées par W.G. Sebald en 1997 à Zurich, et des vives polémiques qu’elles ont ensuite suscitées.

Sebald y rend compte des séquelles psychologiques des bombardements des villes allemandes à partir de 1942, et de l’apathie de la population (si bien décrite par Stig Dagerman dans Automne Allemand) et des écrivains, incapables de rendre compte de ce désastre au-delà du supportable et de l'inscrire dans la mémoire, ses conséquences étant refoulées avec le rejet de la défaite du Troisième Reich.

Un exemple frappant de cet aveuglement affectif est Irma Schrader, gérante d’un cinéma bombardé le 8 avril 1945 à Halberstadt, et qui, sans réfléchir, se lance à corps perdu dans une tentative absurde de déblaiement du cinéma, afin que la séance de 14 heures puisse tout de même avoir lieu. Jean-Yves Jouannais consacre à Mme Schrader un chapitre superbe, dans son essai "L’usage des ruines".

«Alfred Döblin, qui était alors dans le sud-ouest de l’Allemagne, consigne dans une note datée de la fin de 1945 : … Les hommes circulaient dans les rues, parmi les ruines effrayantes, comme s’il ne s’était rien passé de spécial, comme si la ville avait toujours été dans cet état.»

«Les récits des rescapés se caractérisent en règle générale par leur discontinuité, leur caractère singulièrement erratique, en telle rupture avec les souvenirs nés d’une confrontation normale avec les faits qu’ils donnent facilement l’impression de n’être qu’invention pure ou affabulation sortie d’un mauvais roman. Mais si ces relations de témoins oculaires paraissent mensongères, c’est aussi à cause de leurs nombreuses formules stéréotypées. La réalité de la destruction totale, qui échappe à la compréhension tant elle parait hors norme, s’estompe derrière des formules toutes faites comme «la proie des flammes», «la nuit fatidique», «le feu embrasait le ciel», «les puissances infernales s’étaient déchainées», «c’était une vision d’enfer», «le terrible destin réservé aux villes allemandes», etc. Leur fonction est de masquer et de neutraliser les souvenirs vécus qui dépassent le concevable.»

Sebald dénonce d’un côté la stratégie britannique, la soumission à une logique de production d’armes et la fascination pour la destruction de masse, mais aussi et surtout, dans un réquisitoire contre les écrivains allemands au sortir de la guerre, le refoulement de ces événements et de leurs conséquences psychiques en Allemagne. Cet oubli du passé fut un mécanisme efficace pour la reconstruction, mais ne permit pas de comprendre ou de tirer tous les enseignements des valeurs (telles que cette éthique du travail sans aucun état d’âme) sur lesquelles le nazisme a pu se développer. Selon les mots de Hans Magnus Enzensberger, «l’inconscience était la condition de leur succès».
MarianneL
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 29 sept. 2013

Critique lue 316 fois

6 j'aime

5 commentaires

MarianneL

Écrit par

Critique lue 316 fois

6
5

D'autres avis sur De la destruction comme élément de l'histoire naturelle

Du même critique

La Culture du narcissisme
MarianneL
8

Critique de La Culture du narcissisme par MarianneL

Publié initialement en 1979, cet essai passionnant de Christopher Lasch n’est pas du tout une analyse de plus de l’égocentrisme ou de l’égoïsme, mais une étude de la façon dont l’évolution de la...

le 29 déc. 2013

36 j'aime

4

La Fin de l'homme rouge
MarianneL
9

Illusions et désenchantement : L'exil intérieur des Russes après la chute de l'Union Soviétique.

«Quand Gorbatchev est arrivé au pouvoir, nous étions tous fous de joie. On vivait dans des rêves, des illusions. On vidait nos cœurs dans nos cuisines. On voulait une nouvelle Russie… Au bout de...

le 7 déc. 2013

35 j'aime

Culture de masse ou culture populaire ?
MarianneL
8

Un essai court et nécessaire d’un observateur particulièrement lucide des évolutions du capitalisme

«Aujourd’hui il ne suffit plus de transformer le monde ; avant tout il faut le préserver. Ensuite, nous pourrons le transformer, beaucoup, et même d’une façon révolutionnaire. Mais avant tout, nous...

le 24 mai 2013

32 j'aime

4