Une bombe. Déposée dans un local abandonné où personne ne va jamais, au fin fond de l’usine. « Pas de morts, surtout pas de morts ». Du pur sabotage. C’est ce que voulait Fernand Iveton, ouvrier communiste et militant anticolonialiste. Son action n’avait qu’un but : attirer l’attention du gouvernement français sur le nombre croissant de combattants qui luttent pour qu’il y ait plus de bonheur social sur cette terre d’Algérie où il est né. Mais Fernand a été dénoncé. Arrêté juste après avoir posé la bombe, qui n’explosera pas. Emmené au commissariat. Torturé. Emprisonné. Jugé. Condamné à mort. Guillotiné le 11 février 1957. Fernand Iveton restera le seul européen exécuté par la justice française durant la guerre d’Algérie.
Incroyable premier roman qui m’a happé dès les premières lignes, me laissant la gorge nouée face au destin tragique d’un idéaliste sacrifié au nom de la raison d’état. Joseph Andras raconte avec minutie l’enchaînement des événements, entrelaçant le présent du militant arrêté et son passé, notamment la rencontre avec celle qui deviendra sa femme et ne cessera de le soutenir jusqu’au bout. La prose est sobre, âpre, sans gras. La description des tortures est terrifiante, chaque coup porté résonnant avec une précision clinique. Et l’ouvrier de céder face à l’innommable douleur : « Fernand n’aurait jamais cru que c’était cela la torture, "la question", la trop fameuse, celle qui n’attend qu’une réponse, la même, invariablement la même : donner ses frères. Que cela pouvait être aussi atroce. Non, le mot n’y est pas. L’alphabet a ses pudeurs. L’horreur baisse pavillon devant vingt-six petits caractères ».
Il n’y avait objectivement aucune raison de prononcer une telle condamnation tant les circonstances atténuantes semblaient évidentes. Après tout, le militant avait épousé une cause mais n’avait pas fait couler le sang. Seulement, l’opinion publique, vent debout face aux terroristes responsables des « événements » d’Algérie, avait besoin de satisfaire son esprit de représailles aveuglé par la haine. Et la France se devait de montrer sa fermeté, quitte à en faire trop. Le rejet de la grâce présidentielle réduisit en cendres les derniers espoirs. René Coty et son garde des sceaux François Mitterrand biffèrent d’un trait de plume le recours des avocats, préférant laisser, comme ils l’écrivirent, « la justice suivre son cours ».
Fernand mort pour l’exemple, mort pour la France, victime d’une violence aveugle, d’une raison d’état se foutant des destins individuels au nom de l’intérêt collectif. Un symbole, un bouc émissaire dont l’exécution reste aujourd’hui encore une honte pour la République. Exercice d’admiration, texte forcément engagé qui aurait pu tourner au lyrisme dégoulinant et contre-productif, « De nos frères blessés » est au contraire un hommage d’une absolue dignité, porté par une écriture et une construction d’une maîtrise sidérante. Un très grand premier roman, je pèse mes mots.