A Harlowe, paisible communauté rurale du New Hampshire, située à quelques heures de Boston, la vie suit son cours : les gens travaillent la terre, coupent du bois et achètent ce qu'ils ne peuvent produire. John Moore et le siens vivent un peu à l'écart, et, à leur façon simple et rude, ils sont heureux. Jusqu'au jour où un homme sorti de nulle part - mais qui a bourlingué partout -, un commissaire-priseur au charme diabolique, s'allie au shérif pour organiser des enchères publiques afin de renflouer les caisses de la police locale et pouvoir mieux protéger la commune de la violence rampante des grandes villes. Les habitants sont habilement amenés à donner ce dont ils ne veulent plus, à se séparer de ce qui les encombre, à vider - encore et encore - leur grenier pour la bonne cause. Mais jusqu'à quand ?
Difficile de déterminer à quelle époque se déroule cette histoire. Après la Seconde Guerre mondiale, sans aucun doute. Dans les années 50 ou 60, probablement. En réalité, cela n'a guère d'importance, même si cela joue sur l'atmosphère du livre et convoque une certaine image de l'Amérique. Car c'est le propos qui compte ici, et le propos reste d'une modernité saisissante.
La pente fatale. L'engrenage infernal. Voici ce qui intéresse Joan Samson, éphémère romancière américaine disparue en 1976, dont Délivrez-nous du bien est le seul roman publié - et il fallait bien que ce soit Monsieur Toussaint Louverture, l'incroyable éditeur du Blackwater de Malcolm McDowell (entre autres innombrables pépites) qui nous en offre la lecture.
Il y a là, en effet, quelques éléments caractéristiques que l'on retrouve dans nombre des livres de son catalogue. La fascination pour un microcosme, ses règles et ses dérèglements. Une certaine vision de l'Amérique rurale. Une violence sourde, endémique. Et une redoutable montée en tension, qui tient le lecteur en haleine.
Le début du texte peut laisser craindre un risque de répétition. Le shérif vient prélever des objets pour les enchères au nom du commissaire-priseur, celles-ci se déroulent avec succès, le shérif revient... Oui, mais la tension réside justement dans cette suite implacable d'événements répétitifs qui viennent troubler le quotidien paisible des protagonistes, et installe la possibilité d'un dérèglement de plus en plus intrusif, de plus en plus violent, de plus en plus immoral. Et, au milieu de ce barnum effarant, dressée comme un vampire d'autant plus effroyable qu'il n'a rien de surnaturel, la figure de Perly Dinsmore capte toute la lumière noire de l'intrigue, exerçant sur le lecteur la même fascination morbide qu'il déploie pour instaurer son emprise sur les habitants de Harlowe.
(Étonnante idée, soit dit en passant, que de faire un antagoniste d'un personnage de commissaire-priseur ! Cela fonctionne d'autant mieux que c'est inhabituel, transformant la stature usuellement compassée de la fonction en véritable Monsieur Loyal de la manipulation psychologique.)
J'évoquais la figure du vampire quelques lignes plus haut. Ce n'est pas tout à fait un hasard, car ce roman, parfaitement réaliste par ailleurs, m'a fait penser à certains livres (écrits après) de Stephen King. En particulier Bazaar, dont Leland Gaunt, le tenancier de la boutique où viennent se perdre les habitants de Castle Rock, pourrait être le frère jumeau de Perly Dinsmore. Et aussi parce que certaines scènes font littéralement froid dans le dos, à la manière du maître de l'horreur, notamment le final, absolument grandiose.
Ce ne sera sans doute pas le livre le plus marquant du riche catalogue de Monsieur Toussaint Louverture, mais c'est encore une excellente découverte, qui laisse son empreinte en mémoire.