C'est au cours d'une fête organisée en l'honneur de Solange, la sœur de Bernard, que Rabut – leur cousin – nous livre ses observations et ressentis.
Bernard, alias Feu-de-Bois, est un marginal alcoolique qui vit au crochet des autres. Sa présence dérange de façon unanime et ce, même au sein du cercle familial. Les convives tentent vaguement de modérer leur mépris :
« Aujourd'hui, on dira qu'il ne sentait pas trop mauvais. On n'ironisera pas sur le fait qu'il viendra manger à l'œil et que pour une fois il n'aura pas à faire semblant d'arriver à l'improviste. On l'appellera Feu-de-Bois comme depuis des années, et certains se souviendront qu'il a un vrai prénom sous la crasse et l'odeur de vin, sous la négligence de ses soixante-trois ans. » (p. 11)
Bientôt, l'événement dégénère : le fait que Feu-de-Bois ait adressé un coûteux présent à sa sœur disconvient aux membres de la famille. S'estimant lésés, leur jalousie les pousse à soupçonner Bernard d'avoir dépouillé sa propre mère...
Face à la fureur collective qui s'abat sur lui, l'homme, aussi nerveux qu'agressif, s'en prend à Chefraoui, l'un des invités qui n'avait, quant à lui, pas pipé mot ni rien demandé à personne...
« Parce que Chefraoui tout à coup était là, devant lui, dans son champ de vision. Comme une image impossible venue brouiller le réel. [...]. Une chose comme ça, que je pense, qui vient se glisser et brouiller ce moment de notre histoire où tout à coup, elle est là, comme un compte à régler vieux de quarante ans, un âge d'homme pour nous regarder et nous dire non, ce n'est pas fini, on croyait que c'était fini mais ce n'était pas fini.
Puis la voix de Feu-de-Bois qui a dit très fort, interpellant Solange,
Et lui, lui, il peut être là. Il a le droit d'être là, le. Il a le droit et moi, alors que moi. [...] » (p.42)
La colère de Feu-de-Bois va le mener jusqu'à fuir la réception pour se rendre chez Chefraoui, entrer par effraction en sa demeure et contrarier sa famille, manifestement non repu de lui faire payer, à lui, le prix de son exclusion...
Cette scène illustre les séquelles d'un homme ayant survécu à la guerre. Il s'agit ici de celle d'Algérie, mais ça aurait pu être n'importe quelle autre guerre...
Si la narration commence dans la bouche de Rabut, c'est parce que quelque chose le rapproche de Bernard : ils ont connu les mêmes événements, sordides et douloureux : les conditions abominables des chambrées, les nuits d'insomnie, les sévices infligés à eux, à d'autres ; la découverte de dépouilles en décomposition, ... Autant de faits susceptibles d'anéantir les rêves et la foi, de faner l'insouciance, de révéler une charge émotive incroyablement dense.
Un poids dont certains se seront mieux accommodés que d'autres, mais n'annulant pour personne la question de savoir « si l'on peut commencer à vivre quand on sait que c'est déjà trop tard » (p. 281)
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Des hommes m'est apparu comme un roman ardu en raison de l'écriture de l'auteur.
Laurent Mauvignier use en effet d'un style très caractéristique et original, mais sa prose m'a semblé inconstante, jalonnée de « plus » et de « moins ».
J'ai été tantôt tentée d'éluder la lecture d'importants passages, déplorant leur troublante étrangeté (le roman présente des phrases parfois interminables, parfois trop courtes ; souvent avortées, inachevées, répétitives et ponctuées de façon imprévisible), ...
« Alors qu'il parle aussi et surtout quand la nuit tombe et que femme et enfants sont partis se coucher, qui a parlé ce soir-là, tellement parlé même, des années après les événements, enfin, lorsqu'ils avaient raconté, se retrouvant seuls et déjà éméchés, comment on avait du mal à vivre depuis, les nuits sans sommeil, comment on avait renoncé à croire aussi que l'Algérie, c'était la guerre, parce que la guerre se fait avec des gars en face alors que nous, et puis parce que la guerre, c'est fait pour être gagné alors que là, et puis parce que la guerre c'est toujours des salauds qui la font à des types bien et que les types bien là il n'y en avait pas, c'était des hommes, c'est tout, et aussi parce que les vieux disaient c'était pas Verdun, qu'est ce qu'on nous a emmerdés avec Verdun, ça, cette saloperie de Verdun, combien de temps ça va durer encore, Verdun, et les autres après qui ont sauvé l'honneur et tout et tout alors que nous, parce que moi, avait raconté Février, tu vois, moi, j'ai même pas essayé de raconter parce qu'il y avait rien pour moi, du boulot à la ferme d'en face, la petite voiture d'où Éliane sortait tous les dimanches vers cinq heures, en revenant de chez ses beaux parents. » (p. 228-229)
... tantôt pressée d'en recopier dans mon carnet de citations, frappée par leur puissance et leur profondeur,
« Je me suis dit pour la première fois que j'avais envie de retourner là-bas, peut-être, et que je voudrais savoir s'il y a des fermes avec des cours carrées et presque blanches et s'il y a des enfants qui jouent au ballon pieds nus. Je voudrais voir si l'Algérie existe et si moi aussi je n'ai pas laissé autre chose que ma jeunesse là-bas. Je voudrais voir, je ne sais pas. Je voudrais voir si l'air est aussi bleu que dans mes souvenirs. Si l'on mange encore des kémias. Je voudrais voir quelque chose qui n'existe pas et qu'on laisse vivre en soi, comme un rêve, un monde qui résonne et palpite, je voudrais, je ne sais pas, je n'ai jamais su, ce que je voulais, là, dans la voiture, seulement ne plus entendre le bruit des canons ni les cris, ne plus savoir l'odeur d'un corps calciné ni l'odeur de la mort – je voudrais savoir si l'on peut commencer à vivre quand on sait que c'est trop tard. » (p. 281).
Mais d'autres lecteurs l'ont compris mieux que moi : « L'écriture de Laurent Mauvignier est flux, afflux, reflux » (Brize), « Le style de Laurent Mauvignier retranscrit merveilleusement bien ce trop-plein de souffrance tue qui se répand, ces pensées, impatientes d'être enfin exprimées, qui affluent, se bousculent dans les esprits hébétés et incrédules, s'affolent, cherchant la porte de sortie sans la trouver et qui meurent, bloquées dans les gorges, étranglées par la douleur, l'incompréhension, l'humiliation, la culpabilité ou les regrets. » (In Cold Blog).
... Car il est vrai que ce roman ne fait pas qu'annoncer les supplices et cicatrices découlant de cette affreuse expérience : il dénonce aussi le silence, une accumulation de choses restées au fond des yeux et des tripes, jamais extériorisées...
Si le procédé stylistique demeure savamment pensé, j'ai malgré tout le regret de ne pas être parvenue à me laisser séduire ni emporter. Même si j'avais compris les intentions de l'auteur dès le départ, j'aurais traîné, je crois, ce livre indifféremment, incapable de le découvrir en moins de trois ou quatre semaines.
Je me suis cependant accrochée, ressentant au-delà de mon propre ennui que ce roman recelait des qualités évidentes. Je me suis déçue de ne pas toujours les percevoir, et de vivre cette découverte comme un fardeau alors que les critiques d'autres lecteurs, toutes élogieuses, sonnaient comme une garantie d'excellence : j'étais persuadée que j'aimerais ce roman.
Heureusement, les dernières pages m'ont davantage charmée que le reste de l'ouvrage, ce qui m'a permis de lui accorder, ne fut-ce que pour un temps, un intérêt sincère. J'estime qu'outre mes blocages personnels, Des hommes mérite tout à fait l'assentiment des lecteurs et les prix qu'il a déjà obtenus.