Il m'a fallu un peu de temps et d'acharnement pour trouver un point commun entre les quatre nouvelles qui composent ce livre, qui doit son nom à la première nouvelle qu'il contient. Les trois autres, "Le boa", "Madame Dodin", et "Les chantiers", sont hétéroclites, que ce soit par leur sujet, leur longueur, leur ton, ou leur composition.


"Des journées entières dans les arbres" n'est pas la nouvelle qui m'a le plus séduite. Elle met en scène trois personnages principaux : Jacques, sa mère, et Marcelle - une jeune collègue et prostituée qu'il héberge. Un des thèmes de prédilection de Duras est la famille, et c'est de famille qu'il s'agit : une mère vient attendre, ou plutôt redouter la mort chez son fils, tandis qu'une jeune femme orpheline les observe et pleure. Duras explore ici la complexité de liens familiaux ambivalents : une trop grande proximité physique et affective, funeste, entre une mère percluse d'un égocentrisme nostalgique, apeuré et avare, et un fils d'un égocentrisme sombre, démuni et désespéré. L'histoire, en apparence simple, de la visite d'une mère à son fils, devient morbide et glauque dans sa description de la vieillesse, qui fait déchoir la raison, rend cupide et affamée, une femme que tout le monde voudrait silencieusement voir morte : le fils attend le départ de la mère, qui réalise que la mort l'attend si elle reste. Dans ce tableau de la misère sentimentale, la jeune femme amoureuse de Jacques - qui l'ignore et la tolère quand elle vient se jeter à ses pieds - irrémédiablement seule et sexuelle malgré elle, n'est pas en reste, et joue le rôle de l'éternelle exclue, de l'éternelle solitaire masochiste. Ainsi, sous une apparente simplicité renforcée par la prédominance du dialogue et l'écriture "blanche" de Marguerite Duras, se cache un drame de solitude et d'incompréhension entre des êtres que tout oppose, quand tout devrait les réunir.


"Le Boa", la plus courte nouvelle du recueil, parle aussi de vieillesse, mais de la vieillesse vue à travers les yeux d'une jeune fille, pensionnaire esseulée, qui voit chaque semaine la nudité de Mlle Barbet, la vieille femme qui dirige la pension. Sa nudité pue, et pue la virginité, et donc la solitude ; par contraste, la jeune fille voit chaque semaine un boa avaler un poulet, acte de dévoration monstrueux qui la fascine autant qu'il l'effraie. Ce sont les deux seules choses qui ponctuent sa solitude : elle ne sait que cela, en attendant de sortir pour enfin pouvoir vivre. Le parallèle entre les deux spectacles hebdomadaires est fascinant, et aborde avec une concision et une profondeur remarquables des problématiques aussi variées que le corps, la fatalité, la sexualisation, la monstruosité...


On change de registre avec Madame Dodin, fable comique et railleuse sur la vie de la concierge éponyme de l'immeuble du narrateur/de la narratrice (dont on ignorera l'identité jusqu'à la fin), dont l'obsession, le sens de la vie, la passion et l'enfer est la Poubelle, la terrible poubelle qu'il faut sortir chaque jour. On croise aussi Gaston, le balayeur du quartier, qui déteste autant son travail que Mme Dodin, et qui est comme son amoureux platonique. On ne saura guère ce qu'attendent les deux, sinon leur impossible amour, sinon la fin de leur pénible tâche, à laquelle ils semblent irrémédiablement liés par une détestation aussi féroce qu'existentielle. Description acide, mais un peu tendre, des enjeux vitaux de la Poubelle pour la concierge, la nouvelle parvient à tirer de la ténuité de l'argument une substance signifiante dense... et discrètement drolatique.


Je pensais que la solitude et la vieillesse pouvaient être des thèmes communs à toutes les nouvelles, avant de lire la dernière, "Les chantiers" : une histoire d'amour dissimulée sous l'histoire d'un voyeurisme inquiétant, à partir d'un rien. Comme Félix tombe amoureux des épaules de Mme de Mortsauf dans Le Lys dans la vallée, le héros tombe amoureux de la peur d'un chantier d'une inconnue qui n'a rien de particulier. (On peut penser, également, bien que d'assez loin, à Aurélien, le merveilleux roman d'Aragon dans lequel Aurélien tombe amoureux fou d'une femme qu'il a trouvée laide lorsqu'il l'a rencontrée.) La nouvelle est le récit captivant et parfaitement construit du processus logique par lequel le voyeur, par un coup de foudre au motif parfaitement futile, s'éprend de la jeune femme qui ignore son existence ; et le récit de la manière dont il attend qu'elle vienne à lui pour répondre à l'évidence que constitue son amour patient et entier. Duras désigne l'homme comme un "violeur" : qu'il faille la prendre au sens propre ou figuré, cette seule désignation donne au lecteur un vague sentiment de malaise, et se surajoute à la préoccupante, à peine sous-entendue, différence d'âge entre l'aimant et l'aimée. Pourtant, l'idylle naissante est magnifique et


réciproque.


C'est ce contraste discret qui fait, je trouve, l'intérêt de cette étrange et banale nouvelle.


Outre le thème de l'attente, un peu forcé comme je le reconnais volontiers, se déploie dans toutes les nouvelles l'incroyable capacité de l'écrivaine à tirer d'une réalité en apparence anodine, voire bête ou répulsive, une analyse et des émotions incroyablement élaborées. En cela, ici, Duras me fait penser à Kundera, qui dévoile la complexité de chaque acte ou pensée d'un individu X, en corrélation à de grands concepts aussi simples que forts, passionnants et problématiques. L'écriture assez neutre révèle avec brio le fonds sombre, et surtout ténébreux, de la pensée étrange de l'humaine individualité.

Eggdoll
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le 13 juil. 2016

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