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Diadorim est l'unique roman de l'auteur brésilien João Guimarães Rosa. Son titre portugais, Grande Sertão: Veredas, a la caractéristique de contenir deux mots intraduisibles sur trois — le sertão, cet arrière-pays hostile du Brésil ; et les veredas, vallées ou chemins doux et humides qui jalonnent ces rudes contrées. Voilà qui pose le décor d'un roman profondément ancré dans (hanté par ?) l'espace. Cet espace, toutefois, n'est pas celui du documentaire ou du roman naturaliste. Très peu d'indications temporelles nous sont données ; on ne sait rien de ce qui peut bien arriver dans le reste du vaste Brésil. Le sertão de Guimarães Rosa est un espace imaginaire, que l'on peut justement comparer au Wild West américain, où les jagunços font figure d'homologues des cowboys — hommes durs mais mus par un sens de la loyauté, du courage et de l'honneur, continuateurs modernes de l'ethos chevaleresque. Comme il est naturel, ce cadre et ces hommes font, c'est la première qualité de Diadorim, un roman d'aventure unique, pour lequel on serait tenté d'inventer le qualificatif de “Sultern”, comme il y eut des “Osterns” en U.R.S.S.


Ce roman d'aventure est accompagné d'un discours âpre sur la vie et le pouvoir, dont la figure récurrente du diable me paraît être un condensat. Le diable a, dans le roman, une fonction circonscrite : c'est celui auquel on vend son âme contre les gloires terrestres. Riobaldo, le narrateur du livre, s'interroge constamment sur son existence (on comprendra pourquoi à la fin), tout en pariant sur une réponse négative. Mais s'il n'y a pas de diable, finalement, l'existence est vouée à un éternel chaos indémêlable : “Vivre — n’est-ce pas — est très dangereux. Parce qu’on ne sait pas à l’avance” ; “la vie est le boulot de tous, triturée, assaisonnée par tous”. Le drame, comme le dit R. Gary (La Promesse de l'aube) c'est qu'il n'y a pas de démon qui soit preneur de notre âme : les hommes sont abandonnés à eux-mêmes dans une lutte confuse, dont le narrateur est réduit à espérer qu'elle ait un sens, quoique introuvable (“il existe une norme, la recette d’un chemin sûr, étroit, que chaque personne doit vivre — et ce mémento, chacun a le sien — mais tel qu’on est, dans la vie courante, on ne peut pas le trouver ; et comment une personne pourrait-elle, toute seule, d’elle-même, arriver à trouver, à savoir ? Mais, ce nord existe. Il faut qu’il existe. Sinon, la vie de chacun ne pourrait que rester à jamais la confusion de cette folie qu’elle est.”).


Ce discours sur la vie se fond organiquement dans le mode de narration du roman, qui n'est qu'un long monologue de 600 pages. Apparemment réputé en portugais pour son style ardu et dense, Diadorim est d'une lecture assez aisée en français (signe, peut-être, d'un assouplissement à la traduction). On perçoit pourtant par moments les échos de la modernité littéraire, dans la narration discontinue, qui va à hue et à dia, en toute indifférence pour la chronologie ; dans certaines envolées qui confinent à la poésie en prose (“Et aujourd'hui encore, l’advenir de ce cœur mien répercute l’écho de ce temps ; et n’importe lequel vous arrachez de mes cheveux blancs, proclame que ces choses, toutes ces choses, furent réelles, sans modèle… Moi, là, devant des portes grandes ouvertes, pour aller libre, aux infinis de la clarté… ”). Le fil continu du récit, qui se coule dans la voix de Riobaldo, tocades et tics compris, est fascinant et l'on a beaucoup de mal à interrompre sa lecture, fût-ce au milieu de la nuit.


Il me faut enfin dire un mot du personnage de Diadorim ou Reinaldo, qui donne son nom à la version française. Cet homme idéal — combattant valeureux et chaste, entouré de l'estime générale — est lié à Riobaldo par un amour inavoué (“L'amour ? Un oiseau qui pond des œufs de fer”). Guimarães Rosa traite de ce thème avec beaucoup de sensibilité et sans fausse pudeur.


On apprend à la fin, après sa mort, que Diadorim était en fait une femme travestie (voir ici son incarnation par l'actrice brésilienne Bruna Lombardi), devenue homme et combattant(e) pour suivre son père dont elle était la fille unique. Pourtant, loin d'annuler tout ce qui précède, il me semble que cette révélation ne fait accroître l'ambiguïté du roman — car ce n'est pas comme femme que Riobaldo a aimé Diadorim, mais comme compagnon d'armes. Écrit dans les années 1950, et bien que ce ne soit pas la seule de ses immenses qualités, Diadorim jette un regard étonnamment actuel sur les “troubles frontaliers” auquel fait aujourd'hui face la dialectique du féminin et du masculin.

Venantius
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le 18 févr. 2018

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