La Loi du sang propose une synthèse de la vision du monde nazie, comme le résume curieusement son sous-titre, “Penser et agir en nazi” (on se sent obligé, lisant le livre en public, de préciser à ses voisins qu’il ne s’agit pas d’un manuel de développement personnel). L’essai est organisé en trois parties d’intérêt croissant. Premièrement, les origines, qui donnent lieu à des développements un peu scolaires et abstraits sur la moralité des nazis, sur leur vision du droit et de la collectivité. Deuxièmement, l’histoire, exploration intéressante du rapport des nazis à un monde de combats, où l’Allemagne est dépeinte comme une éternelle perdante, humiliée et abusée par la rapacité de ses voisins et, bien sûr, du judaïsme éternel. Ces développements rappellent l’importance des affects collectifs, et l’immense dangerosité des discours victimaires (Make Germany Great Again…). Troisièmement, le « millénaire », qui présente au lecteur articulation intéressante du projet de long terme de l’Allemagne nazie. Contrairement à ce que l’on pourrait facilement penser, il ne relève pas d’un expansionnisme illimité. Si l’Allemagne nazie a droit à son Lebensraum (reprise politique de la traduction allemande du mot “biotope”), c’est dans un cadre circonscrit à l’Europe de l’est, comme rempart face au despotisme « asiate ». Dans ce projet, l’Allemagne nazie est à la fois déterminée (le cadre de la colonisation agricole de la Pologne par des quasi « seigneurs » liés par un rapport de suzeraineté à l’État est établi en droit) et, selon l’un des mots préférés d’Himmler, « konsequent » (y compris contre ses intérêts, par exemple lorsqu’elle tyrannise les populations asiatiques de l’URSS qui lui sont pourtant favorables par anti-bolchevisme). Elle mène dans ses territoires réservés une politique de violence et de répression inouïe, traduite en droit par des ordonnances pénales expéditives.


La Loi du sang est quasiment muet sur les débats historiographiques, pourtant très denses, entre différentes chapelles de l’histoire nazie. C’est un livre tourné vers les sources d’époque, dont des citations émaillent le texte. Cet effort méritoire permet au lecteur de découvrir in vivo les discours prolifiques des acteurs du système nazi, y compris dans ce qu’ils ont de plus évocateur de notre époque — ainsi lorsqu’A. Hitler se vante de n’être pas un juriste (comme on jurerait aujourd’hui n’appartenir pas à la caste). On y découvre aussi des tics de pensée curieux du Troisième Reich, comme leur reprise des formules kantiennes, dûment vidées de leur sens (l’exemple caricatural étant issu d’un manuel de la SS : “Agis toujours de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir comme maxime fondamentale d’une législation raciale nordique” !), ou l’obsession très curieuse du « paragraphe » comme symbole d’une pensée juridique purement formelle, qui mène un camp d’été d’une faculté de droit à pendre un « § » en carton. J. Chapoulot livre ici une exploration précieuse des nazis dans leur discours quotidien.


Néanmoins, cette optique, mise au point au plus près des sources, a aussi ses défauts. En particulier — J. Chapoulot anticipe cette critique en conclusion —, la question du lien entre l’histoire des idées et l’agir nazi n’est pas très nettement articulée. Certes, J. Chapoulot peut souligner à raison que les actions des nazis pendant la guerre sont cohérentes avec leurs propos antérieurs (ce qui prouve qu’ils ont bien suivi les seconds lors de la première), ou que ce corpus idéologique était dûment vulgarisé, par les films autant que par les manuels d’instruction. Il peut ajouter que des déclarations postérieures à la guerre montrent la persistance du cadre idéologique (Höss, le fameux kommandant in Auschwitz, qui condamne l’extermination des Juifs car elle “n’a pas servi la cause de l’antisémitisme !). D’autres sections du livre, cependant, montrent que la concordance entre l’idéologie et la pratique n’était pas parfaite — soit que des penseurs “brillants” s’écartent de la ligne politique (comme C. Schmitt dans ses constructions stato-centriques, dont on découvre au passage qu’il avait eu l’idée précoce de créer des sections Juden dans les bibliothèques, préfigurant ainsi l’étoile jaune) ou que les conséquences du national-socialisme soient trop avancées pour emporter l’adhésion collective — combien d’auditeurs ont été touchés par les péans polygames et anti-chrétiens de Himmler ?


En parallèle, si J. Chapoulot considère que les nazis étaient mus par une idéologie cohérente, il note parfois que cette idéologie était largement partagée dans les pays européens (notamment pour l’eugénisme). Faute de perspective comparatiste, un des défauts du livre, on peine à savoir à quel point cela est également vrai d’autres axiomes du nazisme ; on peut soupçonner, dans l’ensemble, que beaucoup des idées nazies faisaient écho à un certain Zeitgeist européen. Reste alors à constater la disproportion entre les causes idéologiques du nazisme et ses actions, et à se demander quelle est la cause de la spécificité allemande. Ce n’est pas le moindre paradoxe d’un livre qui réfute le Sonderweg à sa première page de conduire, par croisement de ses axiomes, à réinterroger le caractère spécifiquement allemand de l’expérience nazie. Ce faisant, on affaiblit nécessairement la thèse de Chapoulot, qui donne un rôle important à l’idéologie. Sans me prononcer dans ce débat, on voit que l’argumentaire de La Loi du sang ouvre autant de portes qu’il n’en ferme.

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le 19 janv. 2019

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