François-René de Chateaubriand avait les défauts de son époque : une vanité peu croyable, qui dispose aux grandes entreprises mais prête aussi à rire, notamment lorsqu’elle s’abrite quelques instants du paravent de la fausse modestie ; une sensiblerie qui donne lieu à quelques belles lignes tout en agaçant le lecteur post-romantique (“Dans votre éternel silence, ô tombeaux, si vous êtes des tombeaux, n’entend-on qu’un rire moqueur et éternel ?”). On trouve une belle occurrence de ces deux travers quand Chateaubriand s’irrite de ces nouveaux René qui le plagient, alors qu’il est persuadé d’avoir épuisé tous les ressorts de l’âme romantique : “Les petits coins non découverts de l’homme sont un champ étroit ; il ne reste rien à recueillir dans ce champ après la main qui l’a moissonné la première. Une maladie de l’âme n’est pas un état permanent et naturel ; on ne peut la reproduire, en faire une littérature, en tirer parti comme d’une passion générale incessamment modifiée au gré des artistes qui la manient et en changent la forme.


Ce qui sauve finalement les Mémoires d’outre-tombe de son auteur (si l’on peut dire), c’est qu’elles ne sont pas les Confessions. Pour autant, Chateaubriand ne compose pas non plus des “mémoires d’État” classiques, au sens de Pierre Nora dans ses Lieux de mémoire. Il oscille plutôt entre un genre et un autre dans un livre assez composite et disjoint, dont les sursauts et les ruptures fréquents soulignent assez qu’il a été composé pendant quarante ans. Certains passages sont franchement autobiographiques, mais semblent tous conçus comme des pièces à verser au dossier d’un Chateaubriand. L’enfance féodale mais pauvre, dans une famille unanimement admirable, est ainsi l’occasion d’une élégie des mondes disparus (“Cette société, que j’ai remarquée la première dans ma vie, est aussi la première qui ait disparu à mes yeux. […] Je suis peut-être le seul homme au monde qui sache que ces personnes ont existé.”). En revanche, on ne trouve rien qui desserve évidemment le grand homme ; François-René n’a pas rencontré de Mademoiselle Lambercier, ni n’a volé aucun ruban. En particulier, Chateaubriand omet totalement une vie sentimentale dont on sait pourtant qu’elle a été dense et agitée. Elle n’apparaît que par prétérition, notamment dans le peu de cas qu’il semble faire de sa femme : tout ce qu’il en dit dans les mille pages du premier tome en Pléiade n’excède pas en longueur la poignée de paragraphes des Choses vues que Victor Hugo consacre à Madame de Chateaubriand.


Loin, donc, de l’autobiographe, c’est comme mémorialiste au sens propre qu’on découvre tous les mérites de Chateaubriand. Certes, il ne cesse jamais totalement d’être poseur (qui n’est l’est pas ?) : il veille à prendre tous les bons côtés de la Révolution, à saluer la grandeur de l’Empire tout en flétrissant ses crimes, à prêter un hommage au fond nominal à la monarchie, dont on finit par se demander s’il ne l’aime pas que par goût des ruines et par fidélité de classe… Quoique l’on pense de la sincérité de ses positions, Chateaubriand livre des jugements passionnants sur les événements de son temps. Il a le sens des personnages : Mirabeau est “sombre, laid et sans forme, il évoque le “chaos de Milton” ; Napoléon Bonaparte est dépeint dans plusieurs livres captivants de la troisième partie ; la rencontre avec Washington est gratifiée de quelques pages amusantes (bien que l’on ne sache toujours pas si Chateaubriand a rencontré son idole américaine) ; il revient d’ailleurs à son talent de portraitiste dans les dernières pages des Mémoires, livrant quelques descriptions pleines de panaches (ainsi celle de Louis-Philippe comme “Louis XI de l’âge philosophique” !). Il ne manque pas non plus d’équilibre dans le jugement : après avoir décrit dans des pages très sombres la mascarade que fut la prise de la Bastille, il remarque : “Tout événement, si misérable ou si odieux qu’il soit en lui-même, lorsque les circonstances en sont sérieuses et qu’il fait époque, ne doit pas être traité avec légèreté”.


Réciproquement, tout émigré qu’il ait été, il critique vertement l’Émigration, à laquelle il consacre certaines de ses pages les plus drôles : le Vendéen contactant les nobles cachés à Londres fait figure d’émissaire des “géants envoy[ant] demander des chefs aux pygmées” ; il trouve indigne la distinction faite entre nobles et hommes du tiers dans l’armée des émigrés (“Des hommes attachés à la même cause et exposés aux mêmes dangers perpétuaient leurs inégalités politiques par des signalements odieux : les vrais héros étaient les soldats plébéiens, puisque aucun intérêt personnel ne se mêlait à leur sacrifice.”). En somme, “l’immobilité politique est impossible” (première partie) et comme Chateaubriand le dit à Louis XVIII, il y a lieu de croire la monarchie finie. Le thème de la monarchie finissante occupe aussi la meilleure part de la quatrième partie des Mémoires : les visites au chevet de Charles X restituent le portrait lugubre d’une cour en miniature, qui a tous les inconvénients cumulés de la vie privée et de la vie publique.


La hauteur de vue n’ignore pas des développements plus secondaires : “Un nouvel Orient va-t-il se former ?”, s’interroge le Chateaubriand voyageur devant la déliquescence de l’empire turc. Sur le plan esthétique, il trouve l’esprit, à soixante ans passés, de pasticher le réalisme dans la description d’une chambre allemande. À d’autres moments, l’auteur est moins impartial, comme dans ses longues critiques de l’exécution arbitraire du duc d’Enghien, action certes fort blâmable, mais dont on ne peut sérieusement faire la graine de la chute de Napoléon, sinon sur un plan purement moral.


La dynamique des Mémoires est moins convaincante lorsque l’écrivain édifie sa cathédrale de papier avec des matériaux de récupération : lettres, billets, mémoires, discours, etc. Le ralentissement est très perceptible dès que l’on aborde le passage aux affaires de Chateaubriand, à partir du livre XV, après le point d’orgue que constitue le long portrait de Napoléon. La trame devient alors plus décousue : elle se détache à la fois des années de formation de l’auteur, et du grand récit que constituait la Révolution. Même dans ces explications moins passionnantes, Chateaubriand ne rate jamais l’occasion d’une bonne formule. Que retirer, deux siècles après, à son verdict selon lequel “on parvient aux affaires par ce que l’on a de médiocre, et on y reste par ce que l’on a de supérieur” ? Le souffle reprend à la fin, lorsque Chateaubriand passe de manière de plus en plus expéditive sur des errances (il ne s’arrête plus guère que pour mentionner une preuve de sa célébrité : gravures d’Atala dans une maison carinthienne, acclamations à Ferrare), critique avec esprit l’idée même du voyage, pour mieux préparer sa tombe, celle de la monarchie légitime et de son époque.


On ressort des Mémoires d’outre-tombe comme d’un tumulus : ébloui par le contraste entre la lumière du jour et les noirceurs du sépulcre. En songeant aux longues heures passées en tête à tête avec Chateaubriand, reviennent en tête les vers de l’Albatros de Baudelaire. Parfois malhabile à terre, empêtré dans les vanités du siècle et raillé par les gagnants du jeu politique, Chateaubriand n’est grand que lorsqu’il prend son envol, considérant de haut les hommes et les choses, emporté au-dessus des gouffres amers par l'orageux aquilon.

Venantius
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le 9 déc. 2019

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