"Douleur Exquise" est livre-objet d'art composé en deux parties, mélangeant photos et textes.
La première partie est un compte à rebours, un ultimatum avant une rupture subie par Sophie Calle, et qu'elle considère comme étant le moment le plus douloureux de sa vie.
Les phrases sont courtes, descriptives, virant parfois à l'aphorisme, s'attardant sur des détails, sans émotion, sans explication ; tout comme ses clichés photos, aux compositions limite abstraites, plastiques.

Ce texte est le récit d'un voyage à Tokyo, et se présente un peu comme un journal écrit au jour le jour.

Sophie Calle revendique une parfaite authenticité des faits rapportés, et ses photographies sont autant de preuves en attestant (ses oeuvres évoquent souvent des enquêtes de détective). Ce qui ne veut pas dire pour autant que tout cela n'est pas subjectif, et correspond surtout à la vision des faits que l'artiste en a eus (d'autant plus quand il s'agit ensuite de « faire œuvre » de ces faits).
Les œuvres de Sophie Calle sont poreuses, toujours susceptibles d'altérations, de changements ou de prolongements avec le temps. Ce qui n'est pas étonnant quand on sait à quel point sa vie et son œuvre ne font qu'un... Au final, on se rend d'ailleurs compte que, prisent séparément, ses œuvres ont beaucoup moins d'impact que prisent dans l'œuvre totale de Sophie Calle : chacun de ses travaux dialoguent les uns avec les autres, construisent leur sens ainsi, en même temps qu'elles construisent petit à petit une vision de la personne Sophie Calle. Le côté apparemment fragmentaire de ses œuvres se confirme donc, en ce sens que ces œuvres sont bien avant toute chose des fragments de l'œuvre-vie de Sophie Calle.

Le côté fragmentaire se concrétise ainsi par l'utilisation courante chez Sophie Calle de « clichés » photographiques, objets ou situations immédiatement identifiables en tant qu'ils renvoient à une réalité connue de tous, souvent banale. Souvent, les objets photographiés sont ainsi davantage les signes d'un discours que des objets ayant un intérêt propre. D'ailleurs, tout finit par faire signe chez Sophie Calle : n'importe quel événement ou objet croisé se trouve vite « sur-signifié » et investi d'une symbolique (presque mystique), que Sophie Calle actualise en le photographiant, et par ses LÉGENDES.

Ici, elle est son propre détective. Ce qui rappelle une de ses 1ères œuvres, « La Filature », où elle avait engagé (grâce à la complicité de sa mère) un détective pour la suivre et la prendre en photo. Le récit qu'elle en tire est ainsi le résultat d'une sorte de filature inversée, guettant son poursuivant à chaque coin de ruelle. Et les photos du détective qui complèteront l'œuvre nous dévoilent une Sophie Calle justement déguisée en détective, avec imperméable et lunettes noires. Elle a donc été la première photographe à présenter une exposition... dont elle n'avait pas pris elle-même une seule photo.

D'ailleurs, Sophie Calle est plutôt connue pour être une photographe sans véritable talent (certains diront qu'elle est devenue artiste par un concours de circonstances, par ses relations, plus que par un véritable don), si ce n'est celui d'arriver à parfaitement capter le banal, l'insignifiant. Et partant de là, elle construit ses histoires, fouillant dans l'intime, racontant souvent des amours déçus (voir par exemple le film No Sex Last Night, road trip sur l'échec de son couple avec Greg Shepard, à 2 caméras... qui se finit pourtant par leur mariage).

Du coup, on voit dans ses oeuvres beaucoup de photos de chambres d'hôtel (voir par exemple Les Dormeurs, où des personnalités étaient invités à dormir sous l'œil de l'objectif de Sophie Calle ; ou Chambre avec vue, performance où des personnes racontent successivement une histoire à Sophie Calle pour qu'elle s'endorme ; ou encore La Chambre à coucher, pour la rétrospective « M'as-tu vu », qui recycle des objets fétiches de l'artiste), de traces de présences passées. C'est le paradoxe de ses photos : elle avoue elle-même prendre des photos pour suppléer ce que l'écrit ne peut assez bien décrire : l'immédiateté de la présence ; et pourtant, ces photos soulignent avant tout... l'absence.
C'est d'ailleurs un point commun de presque toutes les photos du livre : elles donnent pour la plupart à voir un manque, un vide, un creux, renvoyant souvent à la perte d'un être aimé... par la présence d'un signe. « Un seul être vous manque... »

Pour arriver à ce que le spectateur soit impliqué, dans son histoire, elle joue donc sur l'empathie (liée à l'intimisme), mais ce qui se révèle aussi assez agaçant. Et c'est là que la deuxième partie tombe à pic.
Dans celle-ci, en effet, on compte aussi les jours, mais après la rupture. Le suivi des dates y est moins scrupuleux, mais le rituel est toujours le même :
À gauche, toujours la même photo, et quasi toujours le même texte. Vrai jeu littéraire, consistant à répéter toujours les mêmes idées mais en en changeant la formulaison, faire des variations (comme un thème musical). Petit à petit, cependant, on comprend un peu mieux la situation, grâce à quelques petits détails parsemés de-ci de-là qui nous donnent plus à savoir sur la vraie nature de leur relation – même s'ils nous mènent parfois sur de fausses pistes, contredites par les pages suivantes ; la vérité d'une relation, d'un sentiment, est impossible à cibler – seules restent les impressions.
À droite, la photo et le texte changent tout le temps : réflexions anonymes sur un souvenir douloureux, dont le souvenir est lié à cette image.
Souvent, ces souvenirs sont bien plus intéressants que celui de Sophie Calle, avec beaucoup de deuils notamment...

Au bout de 3 semaines, elle commence à introduire plus d'ironie, de distance dans son texte, ainsi qu'à éluder le côté sentimental, pour s'en tenir aux faits. Au fur et à mesure, le texte se fait de plus en plus court, laconique. « C'est bien fait pour moi », dit-elle même p.232. Le texte devient également de plus en plus foncé graphiquement (et donc effacé, sur des pages noires).

Comme souvent chez Sophie Calle, ce livre se présente au final comme une sorte de jeu (de société), avec ses rituels, ses règles absurdes et arbitraires, pour pimenter le banal quotidien. Ici, cela sert surtout de rituel d'exorcisme, thérapeutique, initiatique, cathartique : elle transforme ses malheurs en œuvre pour en tirer quelque chose, pour purger ses peines en les dépassant
youli
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le 26 févr. 2012

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youli

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