C'est en lisant Julien Freund et son Essence du politique (et sa fascination inexpliquée pour Carl Schmitt) ainsi que ces longues pages consacrées au droit dans son chapitre sur "Le moyen spécifique du politique", que l'envie de me replonger dans la lecture de Léo Strauss - éminente référence en philosophie politique - m'est venue.
Strauss se place chez ceux qui s'inscrivent dans la tradition philosophique socrato-platonicienne, défendent l'idée d'un libéralisme antique par opposition à celui des modernes - sur lequel il revient dans le livre. Je n'ai pas (encore) lu son livre Libéralisme antique et moderne mais c'est évidemment un sujet qu'il explore assez savamment ici. Le livre a surtout un intérêt historique pour moi et pour le lecteur.
Cette critique - nécessairement schématique et simplifiée - ne concernera pas spécialement le livre (que je recommande évidemment) feras plutôt office de note à moi-même pour me remémorer de temps à autre ces concepts peu évidents aux premiers abords. Tous ces éléments sont d'ailleurs en partie tiré de cet excellent ouvrage.
L'expression "droit naturel" présente deux acceptions fondamentalement distinctes dans la philosophie du droit. Il faut partir de là pour comprendre correctement de quoi l'on parle.
La plus répandue (à tort) est celle qui rattache le "droit naturel" à la philosophie moralo-juridique née dans la Modernité occidentale, particulièrement aux XVIIème et XVIIIème siècles. On l'a nommée ainsi par opposition au pur "positivisme" juridique considérant que le droit posé par l'Etat était le seul droit valide, valable et légitime.
Ainsi, l'école dite "jusnaturaliste" moderne s'est développée en opposition à cette conception étatiste, relativiste et formaliste du droit en considérant que l'Homme était un être sacré doté de droits innés s'imposant à tous les autres hommes. C'est cette philosophie, largement héritée du christianisme, qui s'est infusée dans les fameux "droits de l'Homme" inaliénables et sacrés, élaborés pour être opposés au pouvoir étatique et menant rapidement aux absurdités et dérives que l'on sait.
L'autre conception du "droit naturel", dite "antique" est totalement différente. Elle a connu plusieurs variantes, y compris des adaptations modernes via les conceptions organicistes de la société (très présentes dans les doctrines politiques fascistes notamment). Mais en gros la conception antique du droit naturel (je préfère dire "traditionnelle") considère que la société humaine n'étant pas une entité en apesanteur évoluant au-dessus de la nature mais au contraire une entité entièrement ancrée dans la nature, doit être considérée comme un "ordre" intégré dans un "ordre" plus grand, qu'est l'ordre naturel, physique du monde - "l'univers" si l'on veut. Ainsi, que tous les modes d'organisation des sociétés ne sont pas également viables et possibles, que toutes les sociétés humaines partagent certains principes communs qui doivent être impérativement reconnus et respectés pour qu'une communauté politique perdure et qu'elles en partagent même de nombreux avec les sociétés animales, voire même végétales: principes de hiérarchie, de préférence instinctive des siens, d'assistance mutuelle au sein de la communauté, de spécialisation des fonctions, etc..
C'est un droit naturel "réaliste" par opposition à l'école jusnaturaliste moderne qui n'a finalement de "naturel" que le nom et qui n'est en fait qu'un idéalisme moral.
Cette conception réaliste du droit naturel est dite "holiste" plutôt qu'individualiste parce qu'elle part de l'ensemble organisé que constitue une communauté humaine donnée et qu'elle "déduit" a posteriori de cette organisation la place, la fonction, le rôle et, par conséquent, le "droit comportement" de chacun au sein de celle-ci.
Le "droit" d'un chevalier risquant sa vie dans le combat pour la protection physique de la communauté ne saurait être le même que celui d'un prêtre qui doit assurer la cohésion et la force morale de celle-ci et montrer l'exemple de cette droiture morale, qui n'est lui-même pas le même "droit" que celui d'un paysan qui donne par son travail à la communauté ses moyens de subsistance mais qui ne risque pas sa vie dans la guerre ni ne doit se maintenir dans une posture morale irréprochable tout au long de sa vie.
Il est assez intéressant de noter aussi que la conception de l'ordre spontané de Hayek est très largement rattachable à la conception traditionnelle du droit naturel et qu'il s'est largement plongé dans la philosophie du droit antique et de son fameux adage "suum cuique tribuere".
Pour résumer : même au XVIe siècle, le système était plus complexe que "droit naturel-droit positif". Les auteurs parlaient de droit naturel, qui est la base, le droit des nations (ius gentium), qui est le droit commun de l'humanité, ce qui est estimé partout vrai, et le droit civil, le droit proprement national ou local. Sachant que ce que l'on appelait alors droit commun, ius commune, comprenait à la fois les trois premières catégories et le droit civil romain en ce qu'il était reconnu au sein de toutes les grandes nations d'Europe.
La modernité a posé une opposition plus radicale, droit naturel/droit positif, pour la raison que le droit positif n'avait pas vraiment été conceptualisé avant cela : le droit national, le droit civil, était le droit propre d'une communauté politique mais pour autant n'était pas nécessairement défini comme un droit de législation, arbitraire, étatique ; il pouvait être, et était même principalement, traditionnel et coutumier.
La théorisation de la pure et simple capacité étatique à fabriquer le droit par la simple volonté du souverain, hors de toute considération morale et factuelle, est quelque chose de radicalement moderne, apparu avec les révolutions nationales. C'est effectivement cela qui, en réaction, a eu tendance à rejeter pêle-mêle toutes les autres formes de droit dans la catégorie "droit naturel", c'est-à-dire apparu de la masse, naturellement ou pseudo-naturellement, par opposition aux pures constructions législatives.