Du côté de chez Swann par corumjhaelen
Ce qui frappe le plus à la relecture de Combray - et la seule chose utile qu'un lecteur aussi peu qualifié que je le suis puisse dire à quelqu'un qui est tenté d'aborder ce monument qu'est la Recherche - c'est à quel point ce livre est dense et qu'aucune page ou presque n'est inutile. En effet, Proust sème une foule de thèmes et d'indices qui seront développés tout au long du roman et qui aboutiront dans La Fugitive ou dans le Temps Retrouvé. Comprendre la structure de la Recherche, voilà sans doute une bonne raison de ne pas céder à la mode "anti-spoiler" dont d'ailleurs les notes de mon édition ne se soucient pas, non sans raison.
En y revenant, on peut admirer l'ordre et la clarté de ce qu'expose Proust, le traumatisme (et c'est bien en termes freudiens qu'il faut s'exprimer aujourd'hui - même si Proust n'a jamais lu Freud) originel si bien résumé par la phrase d'ouverture, qui montre d'ailleurs, si besoin est, que Proust sait écrire autre chose que de longues périodes ; l'expérience fondamentale de la madeleine, qui prend une toute autre dimension une fois le Temps retrouvé ; le côté de Méséglise et le côté de Guermantes, sans doute les métaphores les plus riches qu'on ait jamais inventées. A noter aussi, un passage fondamental sur les clochers de Martinville, déjà très significatif sur ce qu'est la littérature pour Proust, des portraits de Françoise et de la tante très réjouissants (l'humour proustien pointe le bout du nez), une introduction au personnage de Vinteuil et au masochisme, les toutes premières graines de la réflexion onomastique et j'en passe... Bref, c'est un livre ou de fait, il se passe énormément de choses, mais pas au sens où on l'entend souvent, ce qui peut donner l'illusion d'un livre lent.
Pour la deuxième partie, il s'agit d'une histoire autonome, souvent publiée en tant que telle, qui, en substance, du point de vue de l'architecture de la Recherche, introduit un premier élément de satire sociale, le fameux clan Verdurin, si drôle et si important par la suite et surtout dresse le modèle (Swann étant toujours le modèle) de l'amour selon Marcel. Qui a aimé sans l'être en retour comprendra sans doute le sentiment de jalousie de Swann, mais aussi cette analyse si subtile de la façon dont un sentiment amoureux peut naître, et d'un esprit sensible et artiste. Les pages sur la sonate de Vinteuil sont de pures merveilles, rarement la musique a si bien été mise en mot. De plus celles-ci sont loin d'être gratuites, comme on le verra dans la soirée Verdurin de la Prisonnière. On peut aussi retenir une première soirée dans le vraie monde, où la princesse des Laumes, future duchesse de Guermantes fait une apparition drôlatique, et où Swann vit grâce à la sonate de Vinteuil une expérience semblable à celle de la madeleine, d'une beauté déchirante. La façon dont Proust raconte la fin de la passion de Swann pour Odette est également merveilleuse de sensibilité.
Enfin, la troisième partie, peut-être la plus décevante, mais ô combien indispensable. S'y trouve développé, dans l'ordre, une rêverie onomastique qui doit bien souvent arrêter les gens dans leur lecture, mais qui est loin d'être dénuée d'intérêt - s'y trouvent germes de beaucoup des déceptions qui marquent la Recherche - la première partie de l'histoire de l'amour du narrateur pour Gilberte Swann - une première reprise du thème de l'amour déjà exposé chez Swann - et enfin, admirable conclusion en trompe-l'oeil, le récit d'une promenade au Bois, des années après le récit qui nous conte les déceptions du Temps à jamais perdu.
Il faut enfin faire, je suppose, une notation stylistique. La phrase proustienne, au premier abord si longue et difficile, est, une fois qu'on y est habitué, une merveille de simplicité et de musicalité. Elle est aussi parfaitement adapté au projet proustien, surtout par l'abondance des métaphores, souvent redoublées, l'objet centrale de la littérature selon Proust.
Bref, un livre qu'on ne peut qu'admirer, et souhaiter au potentiel lecteur qu'il lui parle, car si c'est le cas, il est peu d'expériences aussi pleines et complètes que sa lecture.