Il y a un ineffable plaisir à découvrir la prose d'Insa Sané. Né à Dakar, arrivé à Sarcelles à l'âge de six ans, le gamin a grandi entre les tours, au milieu de la faune hétéroclite qui compose nos générations nourries au melting-pot. Longtemps avant de s'atteler à cette œuvre en cours, cette comédie urbaine, Insa Sané a rappé, joué des mots en formats courts. Bientôt, c'est la comédie qui l'attire et, du théâtre, il passe au cinéma le temps d'un long-métrage, avant de réorienter ses textes vers le slam. Inévitablement, 


l'urgence de parler de l'état des banlieues



le pousse vers le roman : Du Plomb dans le Crâne est son deuxième. Une claque.



 On peut écrabouiller ou déchirer une feuille en mille morceaux,
mais le message qu'elle contient reste indestructible. 



Sarcelles donc, 2005. Insa Sané entremêle la sortie d'Alassane et de ses assoces, chauffés à blanc par la déflagration des émeutes en Seine-Saint-Denis, décidés à y mettre de leurs grains de Molotov, et les errances lointaines de Sonny et de Prince, deux frangins que tout sépare. 


Les personnages sont forts, francs et fiers,



désespérément ancrés dans le béton, destins emmurés mais l'esprit tout entier tourné vers une échappatoire qui ne cesse de fuir.



 Ce qu'Alassane allait réaliser ce soir, il le ferait surtout pour
eux. Une affaire d'honneur, gros ! Ouais, on peut tout te prendre,
mais pas ton honneur. 



Insa Sané peint les désillusions de plusieurs générations invitées sur le sol français et pour qui les promesses d'intégration n'ont jamais été respectées. Sans morale, sans chercher à justifier la violence, le feu ni la rage, 


l'auteur ausculte, décrypte, raconte au microscope et au couteau



l'amertume qui pèse sur les existences de milliers de nos contemporains condamnés à s'exclure du système afin d'y survivre : là où la discrimination positive veut nous faire croire à l'égalité des chances, les personnages qui se débattent ici nous confirment que les gadgets des communiquants et des dirigeants ne sont que poudre aux yeux. En son for intérieur, chacun d'entre-nous sait toujours où il en est, ce que la société lui réserve. L'issue ne réside alors que dans la force de caractère : résignation ou dépassement de soi.



 Il le savait : il était venu au monde comme une merde chiée par la
vie. Il avait toujours rêvé d'être quelqu'un d'autre, dans un autre
corps, engendré par d'autres parents, dans une autre maison, dans un
autre quartier d'une autre ville d'un autre pays dans une autre vie.
Il se consolait en songeant que son destin n'était en réalité qu'un
mauvais rêve, et que sa véritable existence se déroulait le soir,
lorsqu'il était profondément endormi. Quand il se réveillait, il
menait une existence de cafard sale, répugnant, puant. Minable. 



Le décor impose. Insa Sané en joue avec art. Quel horizon quand le paysage s'encombre de barres d'immeubles, quand le ciel même se dérobe aux regards ? Il n'est question ici que de garder les pieds sur terre, que de garder la tête sur les épaules. Les rages, les emportements même finissent par se heurter à l'épaisseur des murs, à 


l'inertie lente d'une prison à ciel couvert.



La liberté n'y est qu'un leurre, promis comme la caresse au pitbull : on peut y tendre, l'espérer, mais il faut rester conscient que son obtention a un prix bien plus élevé que ce qu'on a à céder. Se promener aux environs de Sarcelles aux mots d'Insa Sané, c'est se confronter sans ornement aux sèches réalités de nos concitoyens condamnés, c'est affronter l'immobilisme volontaire d'une classe politique pour qui la division des populations reste la meilleure voie pour garder la mainmise sur nos existences d'esclaves à leur système. Insa Sané dénonce sans attaquer, se contente de constater, sans fard : un réalisme terrible, froid, clinique. Mots simples et poésie brute.



 Les immeubles, géants de ciment aux têtes couronnées d'antennes,
regardaient de haut ces créatures suspectes qui couraient à leurs
pieds. Dans le lointain de cette jungle urbaine, les sirènes de Darwin
retentissaient en chacun de ces petits êtres comme des rugissements
fauves. Les lianes des troncs électriques faisaient figure de cordes
de potence. Tous coupables ! La vie est coupable. Prédateur ou gibier,
qui peut naître vierge dans une forêt de béton, sauvage comme une
économie aux abois ? 



Les conclusions ne sont alors guère glorieuses. Inexorabilité. Condamnations. La puissance narrative transporte pour finir, comme le destin des personnages, par se heurter à la réalité. Le temps détruit tout, même les espoirs les plus sincères, jusqu'aux élans les plus emportés, 


jusqu'aux rages les plus rugissantes.



Jusqu'aux feux les plus destructeurs qui s'éteignent sous l'intervention des eaux ou de leur belle mort d'incandescence, mais qui s'éteignent, quoi qu'il en soit. Sans remettre en question les beautés de l'existence, ce qui parfois sublime l'instant, le constat reste de la fugacité, de la vanité, de l'absence d'illumination dans les ténèbres où nous avançons tant bien que mal jusqu'à comprendre que seuls nous avons le pouvoir d'éclairer nos propres chemins, nos propres vies. Que personne ne le fera pour nous, et que même quand nous atteignons ces lueurs, rien ne dure. Que les envies d'hier ne sont pas celles de demain.



 Plus une seconde à perdre, elle se leva du lit, décrocha l'horloge
et brisa le cadran, puis les aiguilles, à coups de talon... Tic !
Tac ! Mais le temps, rien ne l'arrête, pas même les prières d'une
vieille femme usée par la vie. Le temps n'offre qu'un répit, Tic, un
délai, Tac. Son mécanisme, Tic, rythme les minutes, Tac, délimite les
siècles, Tic, comme des étapes qui battent la mesure, Tac, organise
cette symphonie, Tic, et depuis des temps immémoriaux, Tac, fait
valser l'univers, Tic, sur un air funèbre, Tac. Le présent n'est qu'un
leurre. 



Cherche-t-il la morale, Insa Sané ? Une ligne, un conseil à partager à ses petits frères ? Cherche-t-il à revendiquer la misère et l'abandon ? Rien n'est moins sûr. 


Naturalisme urbain sur les arêtes de béton



et sous les flammes de la rage et de la frustration, Du Plomb dans le Crâne n'apporte aucune illusion : le crime ne paie pas, l'honnêteté pas plus. L'horizon ne s'ouvre qu'à celui qui le perce de son ambition mais même cela ne dure jamais : la vie est froide comme une automobile encastrée sur un platane et la seule certitude de nos viles existences, c'est l'arrivée, le vent dans le crâne qui soufflera tout ce que nous avons pu être.



 Dans les yeux de son compagnon d'un soir, il avait décelé toute la
solitude d'un homme qui ne pouvait compter que sur lui-même et qui
devait se méfier de tout le monde, tout le temps. Il y avait reconnu
la détresse des gens qui sont condamnés à ne jamais être heureux, même
avec tout l'or du monde. 



Du grand art, gros.
Matthieu_Marsan-Bach
8

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le 2 févr. 2019

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