Un roman dont on a beaucoup parlé ces derniers temps sur le ouèbe. Notamment pour sa couverture, certes (mais j'ai dit que je m'arrêtais là, parce que bon, alors bon) ; mais, au-delà, tous les intervenants se sont accordés pour dire que c'était fort bon. Ce que j'étais tout à fait près à admettre, d'autant que traduit par Jean-Daniel Brèque. Au bout d'un certain temps, j'ai donc pris mon courage à deux mains, si vous le voulez bien, j'ai retenu ma respiration, fermé les yeux le temps de retourner le bouquin, puis lu la quatrième de couverture (jusque-là, même si Gérard Klein, même si Jean-Daniel Brèque, je n'avais pas osé ; c'est pavlovien, peut-être). Et j'ai acheté et lu la bête.
De nos jours, nous suivons un couple de chercheurs américains (plus caricaturaux, tu meurs) : Sharon Nagy est une physicienne qui jongle avec les théories les plus abstraites (elle est par ailleurs franchement insupportable) ; son compagnon Tom Schwoerin est un cliologue, c'est-à-dire un historien mathématicien, interprétant le passé à l'aune des statistiques. Et il a un problème, qui a pour nom Eifelheim : un village de la Forêt-Noire qui a tout simplement disparu de la carte lorsque la grande peste noire a ravagé l'Europe ; or, statistiquement, ce site, malgré la peste, aurait dû à nouveau être habité ultérieurement, mais ce ne fut pourtant pas le cas. Ce qui en fait un cas unique, et totalement incompréhensible. Tom se lance donc dans une enquête afin de comprendre pourquoi Eifelheim a été rayé de la carte.
1348-1349. À cette époque, Eifelheim se nomme Oberhochwald. Une communauté villageoise comme il y en a tant, sur les terres du seigneur Herr Manfred von Hochwald, parti batailler dans un royaume de France plongé dans la guerre de Cent Ans. Mais le curé du village n'est sans doute pas tout à fait comme les autres. Le père Dietrich, au passé trouble, fut en effet en son temps le Doctor Seclusus : ce petit curé de campagne a autrefois étudié à Paris auprès de Buridan, et s'est lié d'amitié avec le fameux Guillaume d'Occam. Ce qui a son importance : quand de mystérieux extraterrestres, bientôt dénommés Krenken, font naufrage dans la forêt environnante, Dietrich entreprend rapidement de persuader ses brebis que les mystérieuses créatures ne sont pas des démons, et essaye d'établir le contact. Tandis que la peste approche, précédée d'une rumeur autorisant tous les fantasmes...
Une intrigue science-fictive médiévale, « éclairée » par des passages contemporains : inévitablement, on pense – et on a bien raison en ce qui me concerne – à la série des « Nicolas Eymerich » de Valerio Evangelisti. Outre ce canevas général – et même l'époque précise des événements – ainsi que cette forme bien particulière, on pourra relever d'autres points communs, notamment l'importance de l'élément religieux (inévitable), et, parallèlement, l'usage de la pseudo-science – ou, plus exactement ici, de la science dans ce qu'elle a de plus abstrait et déroutant, cette fameuse science suffisamment avancée pour être indiscernable de la magie – amenant à renouveler la thématique de l'hérésie à l'époque contemporaine, dans le milieu scientifique ; ajoutons que, si Dietrich est largement plus sympathique que ce magnifique salopard qu'est l'inquisiteur Eymerich, il n'en partage pas moins avec lui une certaine ambiguïté à l'occasion (et c'est en tout cas, lui aussi, un excellent personnage, très charismatique). Il y a des divergences non négligeables, cela dit : et, notamment, le ton plus ou moins « bisseux », axé sur le divertissement, de la saga de Valerio Evangelisti, n'est guère présent ici, Eifelheim étant plus « sérieux » de prime abord ; certains des pires travers des « Eymerich » sont ainsi gommés, sans que le roman de Michael Flynn ne tourne pour autant au pensum prétentieux : bien au contraire, il est d'une lecture agréable, et très divertissant. D'autres références ont pu être évoquées : la quatrième de couv' mentionne ainsi Umberto Eco ; voui, bon, Le Nom de la rose, quoi... L'allusion à Walter M. Miller Jr me paraît davantage pertinente : en dépit d'un cadre, d'un propos et d'un ton largement différents, on trouvera en effet dans Eifelheim bien des thèmes et idées rappelant Un cantique pour Leibowitz (et même une petite astuce narrative qui en est directement reprise – avec moins de finesse, cela dit...). On a parlé du Grand Livre de Connie Willis, également, mais, honte sur moi, je ne l'ai pas lu... On a enfin pu comparer Michael Flynn – totalement inconnu en France (Eifelheim est le premier de ses romans à avoir eu les « honneurs » d'une traduction de par chez nous), mais relativement renommé outre-Atlantique – à Poul Anderson, et il y a du vrai là-dedans.
Quoi qu'il en soit, ce roman, au-delà de ces références plus ou moins bien venues, et de son intrigue qui n'a effectivement pas grand chose d'original, n'en est pas moins tout à fait singulier, et présente à mes yeux un double intérêt, qui en justifie amplement la lecture.
D'une part, Michael Flynn, qui s'est à l'évidence énormément documenté – et a dû fournir du coup pas mal de boulot à Jean-Daniel Brèque... –, nous livre avec Eifelheim un superbe tableau du Moyen Âge, qui a le bon goût de tordre le cou à certains clichés qui ont la vie dure. En effet, le XIVe siècle d'Eifelheim n'a rien de cette abomination obscurantiste dont la désignation même de « Moyen Âge » témoigne assez. Loin de succomber à ce triste « racisme temporel », ou si l'on préfère « chronocentrisme », qu'un évolutionnisme naïf semble justifier aux yeux de qui ne s'intéresse pas à l'histoire, Michael Flynn nous rappelle utilement que le Moyen Âge a connu ses « lumières » et de grands penseurs – on évoque ici directement saint Thomas d'Aquin, bien sûr, mais aussi Buridan, Guillaume d'Occam – qui fait une brève apparition dans le roman, pas forcément très flatteuse, d'ailleurs –, Roger Bacon, Nicole Oresme, Marsile de Padoue, etc. –, et que les hommes qui vivaient en ce temps-là n'étaient en rien des imbéciles (ou du moins pas davantage que nos contemporains volontiers donneurs de leçons...). Dietrich, Manfred, mais aussi le tailleur de pierres Gregor Mauer, sont ainsi des personnages subtils, ne rechignant pas à philosopher comme à faire preuve d'une forme plus « pratique » d'intelligence. Et, quand bien même la biographie de Dietrich peut laisser sceptique, de même que la spiritualité de Gregor peut paraître un peu artificielle, le résultat n'en est pas moins très convaincant dans l'ensemble, et très juste surtout.
D'autre part, en effet – mais c'est là la suite directe du premier point –, Michael Flynn joue très habilement de l'idée de la rencontre avec « l'autre » et de la difficulté, voire impossibilité, de communication qui l'accompagne. Les Krenken nous sont en effet largement compréhensibles : les « autres », à nos yeux de lecteurs du XXIe siècle, sont bien davantage nos ancêtres du XIVe siècle, dont les modes de pensée nous sont devenus passablements hermétiques. C'est que nous sommes ici confrontés à une rationalité d'un ordre « différent », une rationalité belle et bien « rationnelle » (pardon...), mais antérieure à Descartes et à Spinoza, à Locke et à Newton, à la « Raison » des Lumières, au positivisme et au scientisme. Une rationalité pré-moderne, intégrant Dieu dans ses schémas de pensée, et ne rechignant pas à des subtilités intellectuelles qui ont de quoi laisser perplexes les plus érudits et arides de nos savants contemporains – que celui qui en doute jette un œil à certains débats scolastiques (où la rhétorique et la sophistique ont bien leur part, oui, mais comme elles l'ont encore de nos jours, en philosophie comme en science) ou, en matière de droit, aux invraisemblables pinaillages des glossateurs et post-glossateurs... Or cette rationalité « autre » nous est aujourd'hui passablement inaccessible, n'en déplaise à certains « intellectuels » adoptant volontiers une pose « néo-néo-thomiste » plus ou moins réactionnaire, et souvent tristement superficielle. Mais Michael Flynn joue très adroitement de ce décalage : la « différence » rendant le contact difficile et la communication hasardeuse ne repose pas sur l'apparence ou le génome, mais bien sur des modes de pensée inconciliables (qu'il s'agit pourtant de concilier autant que possible !) ; et le par ailleurs si attachant – et si moderne à bien des égards ! – Dietrich joue bien à merveille le rôle de cet « autre », si fascinant dans sa différence ; à condition de mettre nos préjugés de côté, on conçoit bien ce que ses interrogations ont d'intrinsèquement légitime, sans pour autant pouvoir y participer pleinement.
Et, pour toutes ces raisons, le roman de Michael Flynn est d'un humanisme touchant et fort – qui tranche par ailleurs, à ce que j'ai cru comprendre, avec le positionnement politique nettement moins subtil de l'auteur... mais peu importe.
Eifelheim, au-delà, ne manque pas d'atouts. Si la plume de l'auteur n'a rien d'exceptionnel, elle est néanmoins d'une grande fluidité, et son roman se dévore. Les tableaux fascinants abondent, notamment quand la peste fait enfin son irruption dans Oberhochwald vers la fin du roman (son traitement est très juste et tout à fait admirable). Les personnages sont dans l'ensemble très réussis, humains et fouillés (à l'exception des deux nerds contemporains). Et si le questionnement épistémologique de l'histoire a quelque chose d'un peu caricatural qui peut rebuter, il n'en présente pas moins quelque intérêt.
Je ne prétendrai pas avoir adhéré en bloc à ce roman : si je comprends bien l'intérêt des scènes contemporaines, je ne cacherai pas qu'elles m'ont beaucoup moins séduit que les scènes médiévales, a fortiori celles impliquant Sharon, qui, malgré tout, me paraissent un peu superflues. On pourra de même regretter quelques simplifications abusives ici ou là. Ou noter – c'est plus gênant – que la suspension de l'incrédulité ne fonctionne pas toujours très bien (cela n'engage que moi, mais, outre ce que j'ai pu dire de Dietrich et de Gregor – deux très bons personnages par ailleurs –, la facilité avec laquelle les villageois acceptent les Krenken me paraît peu vraisemblable, même sans jouer du cliché « obscurantiste » : pour le coup, Michael Flynn a peut-être bien versé dans l'autre excès...).
Aussi, je n'en ferais pas un chef-d'œuvre, et pas davantage le meilleur livre paru chez Ailleurs & Demain « depuis des lustres » : ce serait faire un peu rapidement l'impasse sur Edward Whittemore et Ursula Le Guin, notamment... Mais un bon, voire très bon roman de science-fiction, aucun doute à cet égard. Eifelheim vaut assurément le détour.
« Don't judge a book by its cover... »
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