Cet essai sur "le sens et la valeur du travail" possède de nombreuses qualités, dont la principale repose sur l'expérience de l'auteur comme mécanicien : celui-ci puise ses exemples dans son travail au sein d'un garage pour motos. Les réflexions de Matthew Crawford partent de ses observations et de son vécu, et lui permettent d'en tirer des idées plus générales.
Le raisonnement est donc d'une grande clarté et se lit sans trop d'effort. De plus, l'humour dont l'auteur fait preuve rend la lecture assez agréable : les descriptions de son atelier de motos et de l'atmosphère qui y règne m'ont beaucoup plu. Les motards attachés à leurs bécanes échappent encore à une logique de consommation où un objet cassé est immédiatement remplacé par un nouveau plus performant. Une forme d'attachement subjectif entre l'utilisateur et le produit subsiste.
Vous l'aurez compris, Crawford est donc un auteur qui a les mains dans le cambouis et qui critique une forme de dématérialisation du travail. Cette dématérialisation s'accompagne d'une perte du sens du travail, qui s'accomplit paradoxalement dans l'indifférence de ceux qui l'exercent. Il explique que cela est dû à une division du travail inspirée du fordisme, dans laquelle le penser et l'agir (cols blancs et cols bleus) sont totalement dissociés, et le sont de plus en plus du fait des délocalisations. La séparation géographique des compétences entraîne aussi une revalorisation des métiers pour lesquels la proximité du travailleur est nécessaire : électriciens, plombiers... qui ne peuvent et ne pourront jamais être remplacés par des travailleurs chinois.
Par ailleurs, l'utilisateur est de plus en plus déconnecté du caractère physique et matériel de l'objet, qui apparaît comme un bloc avec seulement 2 états possibles : fonctionne/fonctionne pas. Nous n'avons en général aucune idée de ce qu'il y a dans un ordinateur et de moins en moins de la mécanique d'une voiture (l'électronique agit comme une sorte d'isolant entre le conducteur et le moteur).
Intéressant aussi, que l'auteur insiste sur la dimension cérébrale de certains métiers considérés à tort comme exclusivement manuels : le garagiste par exemple s'interroge profondément avant de se lancer dans une réparation : est-ce vraiment cette pièce qui est cassée, quelles sont les chances de réussites de la réparation...?
Enfin l'essai se termine sur une critique de l'intelligence artificielle, qui occulte totalement l'ensemble des connaissances humaines basées sur l'expérience ou même l'instinct (il évoque un sixième sens des pompiers qui fuient un immeuble quelques secondes avant son explosion).
Une réflexion passionnante donc, mais qui aurait peut-être gagnée à être développée davantage.