Quand les dieux détournent les yeux …
Quand les dieux détournent les yeux …
Empereurs des ténèbres de l'espagnol Ignacio del Valle, est la deuxième enquête du soldat Arturo Andrade, après L'art de tuer les dragons [pas traduit en français] et avant Les démons de Berlin [pas encore lu] .
Effet de mode, intérêt cyclique ou fascination étrange pour les démons de cette période ?
Philip Kerr et son inspecteur Bernie nous promenaient dans les milieux nazis, Maurizio di Giovanni et son étrange commissaire Ricciardi nous faisaient défiler les quatre saisons sous l'Italie de Mussolini.
Il manquait donc un chaînon : et c'est Del Valle qui se charge de nous emmener voir du côté des franquistes.
Pour cet épisode, habillez-vous chaudement : on ne part pas pour Madrid et on accompagne la division Azul sur le front de l'Est en plein hiver 1943.
La division Azul on l'avait déjà croisée avec La tristesse du Samouraï. Ce sont ces phalangistes envoyés par Franco soutenir la Wehrmacht et affronter le général Hiver sur le front de l'est lors de l'opération Barbarossa, l'invasion de la Russie qui se transformera bientôt en déroute napoléonienne. Nous voici donc près de Leningrad pendant l'hiver 43, près d'un monastère orthodoxe.
Et ça commence fort justement par une image toute napoléonienne (ou digne de Guernica ça marche aussi), avec une cavalcade de chevaux saisie dans la glace. Au milieu un soldat. Évidemment gelé mais égorgé aussi, c'est moins évident et, là c'est de moins en moins évident, avec une inscription gravée soigneusement au couteau sur la poitrine : Prends garde, Dieu te regarde.
Et donc même si :
[...] Ici les vivants ne comptent plus , alors les morts...vous imaginez ...
Ça fait quand même désordre et le soldat Arturo Andrade est donc chargé de mener rondement l’enquête, histoire de restaurer le moral des troupes et un semblant de discipline. Et il se demande où il met les bottes : au sein de l’État-major les rivalités sont grandes entre phalangistes romantiques et militaires franquistes purs et durs, réunis par la force des choses sous la bannière du Caudillo et maintenant sous celle de la Wehrmacht qui scrute tous ces espagnols débraillés d'un œil comment dire, bienveillant ? oui, c'est cela : bienveillant.
Arturo va donc enquêter sur ce crime mystérieux pendant que les russkofs pilonnent les positions et tandis que les généraux de tous bords s'impatientent. Et comme il fait moins 30° dehors, autant dire que c'est cool.
Et ça se complique encore quand on découvre que la victime était devenue adepte de la violeta (terrible variante de la roulette russe.
Voilà pour l'ambiance : riche et passionnante, violente et dure, inhumaine et surtout glacée.
Ensuite, il y a le style. Celui de Del Valle est parfaitement adapté à l'ambiance : pas de sentiment inutile et d'empathie superflue. On ne voit pas trop comment on arrive à s'intéresser au soldat Arturo qui n'a même pas la gouaille cynique du susnommé Bernie : l'ami Arturo a quand même donné dans les renseignements franquistes et son passé n'a rien à envier à celui de ses collègues, franquistes, phalangistes, SS, que du beau monde aux environs de Leningrad.
Mais ça marche. Peut-être parce qu'on est sur le front de l'est, c'est-à-dire en enfer et qu'en enfer peu importe d'où vous venez.
Les dialogues sont riches, doubles ou triples, et se révèlent souvent des affrontements durs, cyniques, violents : chacun épie l'autre et cherche à deviner le coup suivant. Le lecteur, lui, se régale d’une langue riche et recherchée.
De temps à autre, on regrette une envolée un peu trop lyrique, au style un peu ampoulé : pendant quelques lignes, Del Valle se laisse emporter par le souffle romantico-mystique de l’Histoire, mais ça ne dure pas.
Sur le front de l’est, le siècle a basculé, le monde est en train de se désagréger : meurtres en série, folie dégénérée, sexe déréglé, hécatombes militaires, même les dieux détournent les yeux.
Et c’est Jack l’Éventreur qui est mis en exergue.
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