Cher ami,
Je serai rapide très cher ami. Je me suis repenché sur ton Enéide, ça faisait un bail, un coup de sang. A-t-on déjà vu un contrat aussi brillamment rempli ?
Ta mission fût de légitimer le pouvoir d’Auguste pour confirmer la suprématie de Rome sur les autres nations et notamment sur la Grèce, de valoriser le peuple romain, et d’assurer, au service de l’Empereur, continuité entre République et Empire, de déclarer la gloire de Rome comme renaissance de Troie.
Ah ! J’admire ton commode statut de poète qui te permet de faire ce qu’aucun historien ne peut se permettre. Il est vrai que dans la forme et les recours les tristes t’accusent d’avoir emprunté à l’auteur de l'Iliade et de l'Odyssée. Qu’est-ce que cela fait ? Au contraire du héros homérique, ton Enée est un fondateur, certes partial mais empli d’une pitié vraie envers les siens.
Quelle différence !
Sa mission lui apparaît peu claire aussi, comme une quête philosophique, un sacerdoce de bâtisseur hasardeux. Enée nous dit, cher Virgile, que le destin n’est jamais complètement décidé, et que nul n’est réellement maître de sa propre vie, mais qu’elle doit s’accomplir accompagnée de son lot de larmes et de malheurs. Ton héros aura trois femmes, une orientale, une africaine et l’italienne : les contours de l’Empire romain se dessinent dans le lit d’Enée. Limpide ! Turnus combat Enée pour les yeux de Lavinia comme Agamemnon a répandu la colère d’Achille pour une histoire de fesses aussi : en cela tu cimentes notre tradition littéraire. Mieux, tu en es un solide pilier. Deux mille ans plus tard c’est toujours ce qui généralement continue d’intéresser nos auteurs de sorte que rien de bien nouveau n’a été tenté depuis.
Je finis, je suis déjà trop long. Virgile, ton art de la propagande fait de toi le vrai patron du Reichspropagandaleitung de l’Empire romain. Visionnaire parmi les visionnaires, tu professes que l’avènement d’un ordre, même augustéen, même s’il comporte certaines injustices, est toujours préférable à la discorde. J’éprouve pour toi un mélange de tendresse, d’estime, d’amitié et d’entraînement de coeur qui fait un tout complexe, dont je ne sais pas le nom mais qui me paraît costaud. Honnête poète cher Virgile ! Ah ! Si tu savais dans quels caniveaux nous nous enfonçons ! Où est notre Virgile vivant aujourd’hui ? L’on ne peut faire un pas sans buter sur quelque chose de sale. L’air est pesant de vapeurs nauséabondes. De l’air !
Adieu très cher vieux.
-Valmont-
Lettre à Homère :
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