Demain les chiens...

Extraordinaire ouvrage que ce "Riddley Walker", écrit pendant des années dans une langue artificiellement vieillie, rempaillée, et réinventée (et aujourd'hui en traduction). Je n'ai jamais rien lu de tel et le choc est sévère. L'ampleur de ce livre est d’autant plus surprenante qu'elle ne se révèle que lentement, au fil de ses sombres chapitres. Russell Hoban ne nous propose pas seulement une civilisation alternative, survivante de l'holocauste nucléaire, il nous réinvente une société primordiale en pleine crise existentielle avec ses rites, ses mythes, et d'étranges obsessions. Dans cet univers glauque, décomposé, boueux et déliquescent, on atteint l'âge adulte à 12 ans, on meurt pas beaucoup plus vieux... Guerriers, mutants, et conteurs ambulants se promènent de fermes fortifiées en fermes fortifiées, et les routes sont sillonnées de clan nomades. Flèches et lances sont les armes de choix, et le dernier sanglier vient d'être abattu. L'Angleterre du futur cultive sa magie sur les ruines de sa technologie...

Le livre tout entier est une vaste énigme. Nous enjoignant à suivre le périple de Enig Marcheur, jeune homme de 12 ans , Hoban nous donne à voir un monde opaque, traversé de chants rituels, de comptines enfantines, de poèmes lyriques (on dirait du Lewis Caroll) , qui tous et toutes nous racontent une histoire (voire même l'Histoire) mais ne nomment jamais exactement ce qu'ils racontent. On reçoit ces bribes d'informations, et on se gratte la tête comme le pauvre Enig fumant son haschisch, qui va pourtant peu à peu remettre tout ça dans l'ordre. Le mystère est d'autant plus épais qu'il est joué au travers de figurines dans des spectacles de marionnettes nous rappelant les messes d'antan. Autour de ces spectacles rituels, la violence est partout, que ce soit celle des animaux, de la nature, des hommes.

C'est cette noirceur que traversent pourtant des flashs de réflexion et une recherche de la Vérité qui habite tous les acteurs du roman. Sous la croûte calcinée du monde se cache un savoir qui a un jour propulsé les hommes dans l'espace, et qui a un jour créé la Bombe. Cette société de survivants est tiraillée entre la peur du savoir destructeur et le désir de retrouver la puissance d''autrefois. Enig Marcheur, notre jeune héros parcourt l’Angleterre et réveille malgré lui des idées et des potentialités oubliées et dangereuses. Les vieilles machines que les gens déterrent sous la boue sont incompréhensibles, mais la Technologie "couve" et attend son heure... Enig Marcheur est peut-être le catalyseur qu'elle attend, celui qui remettra le monde en marche..

Le livre est un récit d'aventures juvéniles, tel Huckleberry Finn dans son Mississipi, et en même temps un cryptogramme hallucinant de l'histoire du futur. Il est traversé d'images religieuses(Saint Eustache, Jesus, le diable etc...), mais aussi de considérations politiques et de réflexions sur le destin de l'humanité et de sa technologie. J'ai beaucoup aimé aussi ce côté animisme omniprésent (les chiens sont intelligents, les vieilles femmes vous parlent d'âme humaine, de communion avec la nature , les figurines de théâtre sont habitées d'une vie étrange, etc...). Et toujours derrière cette idée que le langage fabrique sa réalité, que les contes modèlent la société qui les perpétuent.

"Enig Marcheur" ("Riddley Walker") est indéniablement difficile à lire, et d'une noirceur implacable, mais il est d'une richesse folle et d'un symbolisme foisonnant rare en littérature. Une étonnante découverte que je vous recommande sans réserve.

PS: à noter que je n'ai pas lu la traduction française, mais mes éclaireurs en sont très contents !