Les éditions Monsieur Toussaint Louverture nous offrent, avec Enig Marcheur, un objet-livre de toute beauté. Affublé de trois jaquettes (une rouge avec les chiens, une noire avec le cerf et le cercle qui entoure le tout et la troisième en plastique transparent pour protéger le tout), Enig Marcheur est un livre que l'on ose à peine manipuler. De peur de les abîmer dans mes pérégrinations urbaines, j'ai retiré les jaquettes pendant ma lecture.
Le contenu est tout aussi intrigant puisque ce livre n'a pas été écrit en anglais classique mais en riddleyspeak (Anterre), une langue anglaise postapocalyptique dans laquelle l'orthographe, la grammaire et le sens des mots de la langue de Shakespeare ont été fortement mis à mal. Il aura fallu 32 ans (la publication anglo-saxonne date de 1980) pour qu'un éditeur trouve un traducteur assez fou pour traduire Enig Marcheur en parlénigm.
Cela donne ça :
"Enig y a rien pour toi qui est pas les gendes. Le vent dans la nuyt la poussyèr sur la route meumla moindr pyèr que tu frappes du pied devant toi. Même les zombres de la moindr de ces pyèr qui roule ou pas tout est les gendes."
Comment en est-on arrivé là ? Il y a de nombreuses années (je dirais une centaine mais sans trop savoir pourquoi) un "Grand Boum" s'est produit (comprendre : une guerre nucléaire) et les êtres humains qui ont survécu sont retournés à un état de (non)civilisation assez proche de l'âge du fer (d'ailleurs le fer est très important pour eux, ils le récupèrent sur du matériel pré-apocalypse). L'écriture a presque disparu mais pas tout à fait, ce qui permet à Enig de raconter son histoire.
"Parsq ceux qui sont partis dans les stations zorbitales ils ont just paix ri là bas au lieu d'ici. Main tenant nous vlà à chanter ce chant pour brûler nos morts. Personne venu nous chercher pour nous sortir de là. Seule façon d'en sortir c'est la gonie."
Et ces gens de tenter de mettre des mots sur ce qui s'est passé lors du "Grand Boum". Outre la survie, leur quotidien tourne autour de la "les gendes d'Eusa" avec l'histoire d' "Adom le Ptitome", qu'ils se transmettent de générations en générations, de clans en clans au moyen d'un théâtre ambulant orchestré par le proto-gouvernement qui régit (enfin c'est une façon de parler) ce petit bout de l'"Anterre".
"Lâchevèque sest runi avec les genss d'Eusa ils ont touss enlvé leurs zabi et se sont tremêl ensemble tounus tort taillé comme un ni de serpents ils nomme ça cinq posyum."
Comme vous pouvez le concevoir, ce livre n'est pas facile à lire. En fait pour arriver à mettre des mots à nous sur cette langue, il faut le lire à voix haute dans sa tête. Cela ne vous donnera toutefois pas toutes les clés pour comprendre le contenu. Personnellement, j'ai eu l'impression d'être confrontée à la misère intellectuelle pendant 280 pages : leur univers, leur intellect est totalement étriqué et tourné dans une sorte de monomanie insupportable vers cette légende d'Eusa qui explique comment le Grand Boum est arrivé (c'est d'autant plus triste qu'en cours de lecture on apprend d'où vient réellement cette légende). A chaque page je me disais, "mais comment peuvent-ils être aussi naïfs ?", "comment peuvent-ils avoir oublié l'avant apocalypse à ce point ?". J'avais l'impression d'avoir affaire à des enfants qui essaient de jouer aux adultes, ne comprenant le plus souvent pas le sens des termes qu'ils utilisent.
"Il dit de N° de l'art quantiel et du feu quantic il dit des N° croassants et les N° des croassants en plus on diré qu'il dit quelq chose à propos du Grand Boum."
Non seulement c'est effrayant, mais en plus c'est difficile à suivre. Je ne vous ferai donc pas l'affront de parler davantage de l'histoire car le fait que je n'en ai pas compris l'intérêt me laisse à penser que je n'en ai pas compris le fond. Ou alors peut-être qu'il n'y a rien d'autre derrière, je ne sais pas, juste une toute toute petite lueur "des spoirs". Mais dans tous les cas, le passé est perdu à tout jamais.
"Pluie encor l'en demain matin. Ya pluies et pluies. Celleci tombé de manyèr à te racher le queur et les spoirs"
J'ai écrit cette chronique une semaine après avoir terminé le livre et je n'arrive toujours pas à me décider si j'ai apprécié cette histoire ou pas. Ma lecture, non pas trop, sauf le début pour la curiosité et l'attrait de l'originalité de la langue mais elle a été trop laborieuse pour que je puisse dire que j'ai passé un agréable moment, et ce n'était de toute façon sans doute pas le but de l'auteur. Mais l'histoire c'est une autre paire de manches. Il est clair qu'elle ne m'a pas laissé indifférente mais le seul truc que j'arrive à garder en tête c'est cette désertification intellectuelle. C'est un peu comme l'histoire de Charlie dans Des fleurs pour Algernon sauf que c'est avec toute une civilisation que cela se passe... Et c'est triste à mourir.
A noter que le livre est complété par une préface de Will Self, une postface de l'auteur et un glossaire. Tous trois me semblent indispensables pour compléter la lecture.
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