Sur le continent, la littérature islandaise, méconnue et lointaine, est nimbée d’une ronflante robe qui partage ses reflets avec les paysages démontés de son île natale, une moire mythologique. Sur la toile des batailles de l’Edda, nous tissons la lutte des éléments primitifs : l’océan de glace, la fougue des chevaux de la tempête, le feu de la terre. Nous y plaçons l’humain, misérable survivant à l’essence incertaine et précaire, perdu, dépassé par le combat de ces Dieux concrets.
Bien loin de vouloir récuser ces thèmes fantasmés et certainement superficiels, j’y suis sensible et partage l’ignorance générale. C’est ce qui m’attire vers cette île du bout du monde et sa culture ; c’est ce qui attise la curiosité des lecteurs continentaux, et qui a probablement permis la traduction de l’œuvre de Jón Kalman Stefánsson. Dès le titre, la traduction de Himnaríki og helvíti (Paradis et Enfer) vers «Entre ciel et terre» décale le pur questionnement métaphysique vers cette esquisse de déchirement de l’environnement physique dans lequel le "gamin", figure centrale du récit, perd pied.
Le choix est discutable en termes de fidélité, mais il me semble restituer justement le contenu de l’œuvre. Reste au lecteur d’y trouver un développement plus nuancé de l’image qu’il s’est constituée a priori. Répondre à la question de l’intérêt de ce court livre m’est difficile.
Sa principale qualité réside dans son mode d’écriture très contemporain de la prose qui se délie dans un discours indirect très libre. Le phrasé et son rythme suivent le regard du protagoniste et s’en font l’écho. Les jeux de décalage sont nombreux : la prose s’assèche quand le gamin s’affaisse à des pensées matérielles, s’enfle d’un lyrisme artificieux lorsqu’ils se tourne vers les étoiles pour les lier à ses élans poétiques adolescents. Les mots lui collent au corps, et l’on sent l’affection dont Jón Kalman Stefánsson enveloppe son personnage : toujours à la frontière du ridicule, il est furieusement attachant dans son désespoir, et nous touche forcément, dans une fulgurance, comme étant notre frère.
Cette écriture toute de liens tissés dessine en filigrane le thème central du récit, dont la thèse est que l’on ne vit que par la considération des autres, que la grandeur n’est pas le but d’une vie, que l’humilité ne se trouve pas dans l’action mais dans le regard. Aussi simple que sensiblement approchée et touchante.
Le décor général, à savoir le rude univers des pécheurs des fjords du Nord-Ouest à l’aube du XXè siècle, d’une relative banalité puisqu’il recoupe en tous points les attentes du lecteur-type décrit plus haut, autorise dans sa description la simple allusion. Le lecteur en connait les enjeux et l’esthétique, et sent aisément que le propos doit glisser vers la métaphysique. À travers la poésie, Bárður et le gamin suivent le même glissement, et hurlent face à la torture que leur impose la pesanteur de l’inexorable matériel. Mais pour nous, le détachement est plus entier, et c’est dans la digression hors de l’histoire que j’ai trouvé évoquées les plus belles lignes du texte, ironiquement celles d’un autre poète :
« Lifíð, það er líf
á langferð undir stjörnumum.
Að deyja, það er aðeins
hin alhvíta hreyfing. »
– La vie, c’est la vie en un long voyage sous les étoiles. Mourir, ce n’est rien que le mouvement absolument blanc.
Hannes Pétursson, Steinn, 1958.
Ces écarts ne me sont pas a priori hermétiques, j’y ai même trouvé beaucoup de plaisir. Mais le revers de cette prose déliée est sa propension à la superficialité. Une rupture de rythme, une fausse note, et le lecteur est propulsé hors du texte, et n’a entre les mains plus qu’un objet froid, bavard mais peu intéressant.
C’est à mon avis ce dont témoigne la deuxième moitié du récit, où le rythme est beaucoup plus lâche, où la focale est faite sur des sujets trop nombreux, et toujours de façon superficielle, et où les liens entre les digressions est souvent artificieux. Là, le recours au discours indirect libre radicalisé fait plus office de cache-misère, en enveloppant l’évènement dans des détours excessifs, ne rechignant pas devant des répétitions de lieux communs pourtant assommantes.
L’écriture de Jón Kalman Stefánsson semble au cours des pages peiner de plus en plus à marquer la distance avec cette frontière inconfortable entre le mièvre complaisant et le sensible intéressant. Convoquer des images typées n’est pas un problème en soi, mais l’auteur doit redoubler d’adresse pour apporter quelque chose de neuf à son lecteur, et pour éventuellement enrichir et nuancer son image préconstruite. Entre ciel et terre n’y parvient pas toujours, et ne soulèvera probablement que l’enthousiasme de ceux qui auront été convaincus d’avance.
Lu dans la traduction française d'Éric Boury.