Entretien Avec un Vampire n'est pas forcément une révolution dans le monde des vampires, mais plutôt un accomplissement, un sommet. Avec talent et intelligence, Anne Rice reprend les thèmes fondateurs du mythe et en donne une version à la fois moderne et classique, émouvante et cultivée.
A la fin du 18ème siècle, dans une Nouvelle-Orléans sensuelle et dangereuse, le propriétaire d'une riche plantation, Louis, provoque indirectement la mort de son jeune frère en sous-estimant son instabilité mentale. Au fin fond du désespoir, Louis cherche tous les moyens de mourir sans pour autant recourir au suicide. Et c'est en fréquentant les lieux les plus sordides de la grande ville qu'il se fait attaquer par le vampire Lestat. Louis accepte de devenir vampire à son tour et commence à découvrir un monde qu'il ne soupçonnait pas.
Le roman prend très vite une tournure rappelant le romantisme qui a donné naissance à la littérature de vampires : descriptions des tourments de l'âme ; succession de sentiments exaltés, qu'ils soient radieux ou dépressifs ; réflexion sur la place de l'individu au sein de l'univers et du cosmique ; vision contemplative d'une nature qui agit comme un miroir de l'âme humaine (ou vampire, dans ce cas).
Le côté désespéré de Louis pourrait bien être une des bases du roman lui-même. En effet, Anne Rice a écrit ce texte (d'abord sous forme de nouvelle) pour accomplir son travail de deuil suite à la mort de sa fille. Mais plus que la dépression elle-même, Louis est surtout atteint d'une insatisfaction chronique. Insatisfaction devant la situation de vampire telle que Lestat la lui présente, insatisfaction devant l'absence de réponse face à la nature même d'un vampire, etc. Une insatisfaction qui le pousse à se renier lui-même et à chercher toujours ailleurs de possibles et improbables réponses.
Il faut dire que Lestat, qui deviendra par la suite un des personnages principaux des Chroniques des vampires, ne nous est pas présenté comme étant très sympathique. Mais son propos est clair : les vampires sont des prédateurs, leur rôle est de tuer des humains pour survivre. Ce n'est pas une monstruosité, la morale n'a rien à voir là dedans, c'est leur nature, un point c'est tout. Dans la grande chaîne alimentaire, le vampire est au sommet, l'être suprême, et son rôle est de dominer les humains si faibles et idiots.
Louis n'arrive pas à accepter cette solution. A la théorie de la supériorité des races, il oppose une morale héritée de son éducation chrétienne (et sûrement aussi de sa culpabilité face à la mort de son frère). Mais sa faim est là, qui lui rappelle chaque nuit qu'il a des besoins vitaux à assouvir. Alors, entre la morale et la simple biologie, que faire ?
Cette question des besoins corporels est essentielle au roman (et au mythe des vampires en général). D'où une sensualité rarement égalée qui traverse les pages de ce livre. Le vampire, c'est celui qui assouvit ses pulsions, qui donne libre cours à ses passions. Et l'érotisme est d'autant plus puissant qu'il est constamment associé à la mort : les prostituées que Lestat ramène chez lui avant de les tuer, le spectacle du Théâtre des Vampires dans le Paris underground, tout provoque le rapprochement entre sexe et mort.
Avec le plaisir de jouer à la frontière des interdits. Liaison franchement homosexuelle entre Lestat et Louis, mais surtout lien incestueux avec Claudia, la fille-amante. Le tout dans des ambiances délétères sentant fort le soufre.
Lu en anglais, le roman prend encore d'autres qualités que la traduction m'avait masquées, en particulier une écriture poétique et sensuelle, avec un vocabulaire riche légèrement désuet correspondant à un personnage raffiné du 18ème siècle, conférant à Louis une allure à la fois dandy et terrifiante.
Anne Rice a écrit un roman fascinant, un chef d’œuvre pas seulement du fantastique mais de la littérature en général (ceux qui liraient ce roman comme un livre d'horreur risquent d'être déçus, tant ce n'est manifestement pas le projet initial de l'auteur).