Je lis très rarement plus de deux ouvrages d’un même auteur, d’abord parce que je souhaite en découvrir un maximum, ensuite parce que je crains toujours une éventuelle déception.
De Jean Teulé j’ai lu il y a quelques années « Mangez-le si vous voulez » qui m’avait laissé une impression mitigée liée à une certaine faiblesse dans le style que beaucoup s’accordent à qualifier de fleuri, plein de verve…
Teulé est un des trop rares histrions des lettres françaises. Il excelle à embobiner son auditoire à coup d’anecdotes, de plaisanteries scabreuses et de doux sourires complices. Les vrais cabots de son espèce se font de plus en plus rares de nos jours. Et c’est bien dommage.
On sait aussi qu’il s’est fait, dernièrement, une spécialité d’écrire autour de faits divers marquants par leur propension à remuer les consciences (cannibalisme collectif, meurtres en série, cocufiage royal…).
Le sujet de son dernier opus, intitulé Entrez dans la danse, lui a été soufflé par l’ancien et néanmoins jeune rédacteur en chef du magazine Lire, Julien Bisson : L’histoire d’une épidémie de danse à Strasbourg en 1518. Un sujet fascinant dans la droite ligne de ses précédents opus.
La quatrième de couverture :
Une étrange épidémie a eu lieu dernièrement
Et s’est répandue dans Strasbourg
De telle sorte que, dans leur folie,
Beaucoup se mirent à danser
Et ne cessèrent jour et nuit, pendant deux mois
Sans interruption,
Jusqu’à tomber inconscients.
Beaucoup sont morts.
Chronique alsacienne, 1519
Sujet alléchant s’il en est, peu connu d’un public non averti et à même de stimuler l’imagination de l’auteur et du lecteur. Banco ! Jean Teulé vend des tombereaux de ce livre et en seulement six semaines se classe parmi les meilleures ventes en librairies.
J’ai pris connaissance de cette histoire par un essai publié par les éditions La Nuée Bleue, rédigé par un universitaire anglais spécialiste de l’histoire de la médecine, John Waller, sorti en France au printemps 2016 et intitulé « Les danseurs fous de Strasbourg – Une épidémie de transe collective en 1518 ». Si la question m’intéressait je n’avais pas encore fait le pas de le lire. J’imaginais sa lecture ardue et sibylline.
Apprenant que Jean Teulé s’est emparé de cette histoire, je me lance et le lis, lui offrant une seconde chance après la semi déception de « Mangez-le… »
A ce stade, je voudrais dire que si je prends la peine d’écrire, trop rarement à mon goût, quelques articles sur le blog de la librairie c’est avant tout pour faire part de mes coups de cœur, afin de mettre en valeur des auteurs et des livres qui pourraient échapper à la sagacité de certains lecteurs. Si, de façon tout à fait exceptionnelle, j’ai décidé de prendre la plume pour évoquer un livre très exposé, c’est pour exprimer un coup de gueule… et faire entendre un point de vue peu répandu dans la presse ou la blogosphère.
Chronique de l’indigence littéraire.
Dans Les compagnons de Jéhu Alexandre Dumas prenait beaucoup de liberté avec les faits historiques qu’il décrivait. Alors qu’on le lui reprochait il répondit "Qu'importe de violer l'Histoire, pourvu qu'on lui fasse de beaux enfants !"
Tout comme lui, dans ce roman, Jean Teulé travestit l’Histoire à sa convenance lorsque cela sert son propos. Ainsi, pour parachever la description des nombreuses calamités qui ont frappé Strasbourg cette année-là (1518), un personnage évoque la récente chute d’une météorite au sud de la ville (il ajoute même un : « Si même les étoiles se mettent à nous chier dessus ! », du plus bel effet). Or cette météorite est celle d’Ensisheim, ville se situant à environ 100 kms, soit très, très, très au sud de Strasbourg, en 1492, soit une génération avant... Dès lors, ces libertés prises, nous ne sommes plus dans le récit mais dans la fiction. Le problème étant que Teulé affirme partout que tout ce qui se trouve dans son livre est vrai. Il viole donc l’Histoire, lui aussi, mais pour autant lui fait-il de beaux enfants ? Eh bien, pas vraiment si l’on en juge par la pauvreté du propos et l’incapacité qui est la sienne de nous entraîner dans son histoire.
Ce qu’on qualifie de « style Teulé » – mélange d’anachronismes lexicaux, de goût prononcé pour le morbide et d’humour potache - relève plus d’un système immuable, qui n’étonne plus, voire même lasse… et les ficelles employées, devenues visibles, confèrent au texte des accents de faiblesse qui virent au ridicule. La touche Teulé n’est plus qu’un cache-misère littéraire.
Jean Teulé aurait-il perdu le goût et l’envie d’écrire ? Cette question se pose tant le texte est truffé de facilités. Je pense notamment à cette description de la façade de la cathédrale qui ne dépareillerait pas sur un prospectus de l'Office de Tourisme… - extrait – « …les ombres (des nuages) roulent sur les sculptures des trois portails – représentations de saints, de prophètes, vices terrassés par des vertus, vierges sages et d’autres folles. Les statues intégrées à l’architecture, fondues dans la pierre, semblent en sortir et s’animer d’un pied sur l’autre ».
Et d’où lui vient ce syndrome de la phrase pédagogique dont les effets surgissent régulièrement au fil des chapitres… ? Pour exemple ce personnage s'adressant au maire de Strasbourg :
"A l'intérieur des fortifications la peste va son train, Ammeister Drachenfels, tout comme la lèpre, le choléra, la pourtant rare suette anglaise qui tue en deux jours, la syphilis importée récemment dans les bordels-étuves du quartier de la Petite France par des mercenaires rescapés revenus d'Italie, et puis il y a la typhoïde qui..." Mais qui parle comme ça ?
ou plus loin
"Au même instant, dans le scriptorium de la cathédrale, où jadis des moines copistes réalisaient des livres manuellement, devenu superflu depuis l'introduction de l'imprimerie à Strasbourg, c'est jour de lessive".
Certains passages sont d’une finesse pachydermique. A plusieurs reprises dans ma lecture j’ai eu la désagréable sensation de lire la rédaction d’un élève de cinquième dont le sujet aurait pu être : « Racontez en quelques lignes un épisode historique croustillant se déroulant à la période de votre choix », certaines tournures de phrases se révélant d’une pauvreté crasse, ou au contraire si alambiquées, qu’elles touchaient aux limites du compréhensible. Ainsi, lors d'une scène de transe dans la cathédrale il nous gratifie d’un ravissant "En ce gothique flamboyant, la danse ressemble à de l'architecture en mouvement même si elle est également la succession de déséquilibres de ceux qui ne savent plus dire leur désespoir qu'en dansant"… ???
Le texte est truffé de circonlocutions de cet acabit... au point d’en arriver à se demander si l’auteur s’est seulement relu, et si son éditeur a tout simplement lu le texte ?
De ces remarques nait une impression gênante de je-m'en-foutisme. Ce qui ne serait pas grave si en parallèle cette sensation n’était accentuée par le penchant naturel de l’auteur pour la provocation gratuite, les images choc et les situations extrêmes (cf. l’infanticide aquatique, le festin du bambin, la décomposition des syphilitiques…), propres à exacerber les passions tristes chez le lecteur.
D’un sujet en or il accouche d’une histoire sans relief, sans chair, ne dépassant pas le stade de l’argument. L’auteur peine à bâtir un récit solide, réécrit en boucles les mêmes scènes y insufflant toujours plus de violence. Violence qui, paradoxalement, ne provoque d’autre émotion que l’ennui. Le système narratif de Jean Teulé étant démiurgique et évitant toute psychologie, il se contente de regarder vivre ses personnages, commente leurs agissements, avec l’inconvénient inhérent qu’il ne nous dit rien de leurs affects, de leurs ressentis.
De là l’impossibilité pour le lecteur de toute identification, de toute empathie. Et l’histoire reste au stade de l’anecdote.
Jean Teulé a le génie pour dénicher des sujets en or, mais, honnête, avoue en public ne jamais lire de romans. Eh bien, il devrait. Cela lui permettrait de prendre conscience de la distance stratosphérique qu'il y a entre son écriture actuelle, paresseuse et vaine, et celle de beaucoup de ses confrères. Ce roman médiocre, qui bénéficie curieusement d’un succès phénoménal, est, pour moi, une insulte aux auteurs qui chaque jour se battent pour extraire ne serait-ce que quelques grammes de littérature, qui font ici totalement défaut. Et je sais des lecteurs qui n’ont pas pris la peine de le lire jusqu’au son terme.
Un conseil pour terminer : si l’histoire de cette épidémie de danse vous intéresse, lisez plutôt l’essai de John Waller. Je l’ai finalement lu et, excellente surprise, il est tout à fait abordable, érudit certes mais à la portée de tous. Le récit y est fluide, contextualisé, sourcé. J’ai pris bien plus de plaisir à entrer dans sa danse que dans celle frelatée de Jean Teulé.