Quel étrange roman.
Budaï, linguiste de profession, doit se rendre à un colloque à Helsinki. A la descente de son avion, il se retrouve coincé dans une ville inconnue dont les citoyens ont adopté un langage et des comportements incompréhensibles.
Il y a quelque chose de fascinant dans la lecture du roman de Ferenc Karinthy. De l'ordre de la curiosité d'abord, lorsque l'on s'interroge, à la suite du malheureux voyageur, sur le comment du pourquoi de cette mésaventure. Et sur la nature de ce pays invraisemblable où l'on baragouine à tout va et qui semble échapper à toute identification géographique et culturelle.
Puis on est subjugué par l'écriture elle même. Car ce que Budaï découvre au fil de ses pérégrinations dans cette étonnante cité relève de la fantasmagorie la plus folle. La Ville qui l'a avalé, est une entité à part entière, une gigantesque fourmilière où évoluent toutes sortes de peuples, de cultures, de figures. Ca grouille de monde, ça pousse, ça joue des coudes et ça râle. La moindre requête, le moindre achat, la moindre démarche exige des heures d'attente, des queues interminables... Une marée humaine démentielle, régie par des codes à la fois rigides et absurdes. Un labyrinthe inextricable dans lequel Budaï mettra un temps infini à se repérer. Et c'est ainsi que nous nous retrouvons, nous, lecteurs, embarqués dans le fleuve lexical qui s'est mis en marche, happés par le déversement de mots qui à la suite des habitants de la ville, se regroupent, s'amalgament et se télescopent irrémédiablement.
Il semble n'y avoir rien à comprendre dans cette histoire de fou. Budaï a beau y faire, son intelligence, sa capacité d'adaptation et les solutions qu'il tente de mettre en place pour se sortir de là achoppent sur son incapacité à communiquer avec les gens sur quelque sujet que ce soit. La prison du langage y semble absolue. Et la relation aux autres, impossible.
La référence au mythe de Babel, sans être jamais évoqué directement vient évidemment à l'esprit. Notamment lorsque Budaï croise, au hasard de ses sorties, ce gigantesque gratte-ciel qui ne cesse de prendre étage sur étage. Une fable qui raconterait comment les Hommes auraient échappé au châtiment divin de la diversité des langues, tout en continuant à bâtir leur ville insensée.
On pense bien sûr aux autres grands textes ou films dénonçant par l'absurde des régimes totalitaires tel le Brazil de Terry Gilliam ou certains textes de Kafka par exemple. Mais c'est à un autre personnage de film, que Budaï m'a fait penser, le "Roi" sans pouvoir et sans langage d'Il est difficile d'être un Dieu, le film hallucinant d'Alexis Guerman. A la différence que le prisonnier de Guerman souffre de n'être jamais compris des habitants qui l'idolâtrent là où Budaï ne cesse d'essayer d'obtenir le moindre signe de reconnaissance de ceux qui pourraient être ses semblables. Sans jamais y parvenir...ou presque.
9/10 <3