Schopenhauer est un auteur très connu, mais de façon superficielle. Ses textes misogynes, réactionnaires et son pessimisme légendaire en sont sûrement responsables. Or, il est faux de réduire Schopenhauer à ces propos. Sa philosophie est admirable sur plusieurs points, par exemple sur la question de l'art ou sur le désir. Par contre, il est également faux de voir dans l'Essai sur les femmes et les textes du même acabit des annexes accidentelles de sa grande philosophie. Il n'y a pas d'un côté le Schopenhauer philosophe, rationnel, brillant et de l'autre le Schopenhauer bas de gamme, colportant les préjugés de son époque, un peu sophiste sur les bords. Il n'y a qu'un Schopenhauer. Une seule preuve suffit pour montrer que l'Essai sur les femmes fait corps avec la métaphysique du Monde comme volonté et comme représentation : le rôle qu'y joue la nature, conceptuellement. Les femmes, soutient Schopenhauer, sont les représentantes de l'espèce au détriment de l'individu et toute leur vie est orientée en ce sens. Les lecteurs et lectrices de Schopenhauer reconnaîtront ici sans peine les thèses fondamentales sur le vouloir-vivre et la métaphysique de l'amour. Nous ne pouvons donc pas garder le Schopenhauer métaphysicien et artiste, et jeter le Schopenhauer misogyne et sexiste.

J'ajoute d'ailleurs le mot sexiste car Schopenhauer ne méprise pas seulement les femmes, mais aussi les hommes. Nous n'avons aucune envie d'être réduits au portrait qu'il en fait : soucieux de justice, mais sans empathie ; raisonnable, mais inapte aux douceurs de la vie ; porté sur l'avenir et le passé, mais oublieux du présent, etc.

L'Essai sur les femmes, un opuscule inséré dans les Parerga et Paralipomena, qui est un gros recueil d'aphorismes de Schopenhauer, est un compendium du sexisme. Là réside son intérêt : d'un point de vue logique, il suffit d'être d'accord avec une seule phrase de l'ouvrage pour être misogyne. Il y a dans ce livre tous les préjugés envers les femmes, en seulement une vingtaine de – longues – pages. La femme au foyer, la ménagère, la femme qui soutient exclusivement la charge mentale et le travail émotionnel, qui s'occupe quasi seule des enfants, la prostituée qui soulage les besoins des hommes, l'intellectuelle forcément sans génie et arrogante, la vieille fille indésirable, la jeune folle, la rusée, la jalouse, la traîtresse à son sexe, etc. Schopenhauer ne nous épargne aucune figure outrageante de la femme, dans sa litanie de sophismes.

Il est tout de même assez cocasse que Schopenhauer, l'auteur de la Dialectique éristique, publiée pour des raisons commerciales sous le titre racoleur de L'Art d'avoir toujours raison, somme de 38 stratagèmes ou sophismes pour l'emporter dans une joute verbale, nous livre également une somme des sophismes les plus éculés sur les femmes. Sur le plan strictement logique, rien ne va dans l'Essai : exagérations, généralisations injustifiées, ignorance complète en matière de sciences, psychologie de comptoir, recours à l'observation personnelle et aux "on dit", arguments d'autorité... rien ne nous est épargné. C'est pourquoi l'Essai sur les femmes, contrairement à ce qui est écrit ailleurs, n'est ni brillant, ni bien écrit, il n'a aucune qualité philosophique ou littéraire. C'est un ramassis de platitudes, mais qui a pourtant un rapport essentiel et non contingent avec la métaphysique de Schopenhauer. Ses idolâtres comme ses contempteurs doivent faire avec...

Pour ce qui est des arguments d'autorité, le livre m'a donné l'impression de constituer une sorte d'Internationale misogyne, avec les citations directes ou indirectes de Rousseau, lord Byron, Voltaire, Chamfort... D'ailleurs, on pourrait se demander pourquoi Schopenhauer a-t-il ressenti le besoin d'écrire cet opuscule, au-delà des questions de biographie, son rapport personnel avec sa mère et les femmes en général, et d'histoire, le sexisme de l'époque, qui n'a pas disparu aujourd'hui. En fait, il est probable que le siècle des Lumières ait fait progresser timidement la condition féminine, après les reculs de la Renaissance. Schopenhauer s'inscrit donc en faux contre ce progrès, son texte est sans doute un combat contre les avancées des Lumières. Il y a eu des Lumières "féministes", on pense au chevalier de La Barre, à Mary Wollstonecraft, à Condorcet, peut-être à Diderot dans certains textes, et bien sûr aux Salonnières, sans lesquelles les Lumières n'auraient jamais pu rayonner. À l'inverse, Schopenhauer fait l'éloge des périodes grecques et romaines, parmi les plus misogynes qui aient existé. De même pour son image fantasmée d'un Orient sexiste.

En 1851, date de la publication de l'Essai sur les femmes, la misogynie fait son grand retour intellectuel en réaction au romantisme qui avait donné une place fondamentale aux femmes. Nous nous souvenons de la Diotima de Hölderlin, la Mathilde de Novalis... La femme adorée est certes loin d'être un thème dénué de sexisme, comme l'a montré Simone de Beauvoir dans le premier tome du Deuxième sexe, mais nous sommes tout de même à l'opposé de la misogynie quasi guerrière d'un Schopenhauer. En lisant l'Essai, on a l'impression que se rejoue le débat sur le mariage à l'époque du Roman de la Rose : d'un côté Guillaume de Lorris et les partisans de l'amour et du mariage comme moyens d'atteindre le bonheur et d'unir les sexes, de l'autre Jean de Meung qui prône le célibat et ne voit que des calamités dans la vie commune avec une femme.

Pour terminer, je mets 2 à l'ouvrage et pas 1, la note qu'il mériterait car il n'est au final qu'un tissu de bêtises sur les femmes, impardonnables même pour l'époque et même compte tenu de la grande œuvre de Schopenhauer, car quelques lignes dans l'ouvrage ont une conséquence inverse de celle que voudrait l'auteur. Il explique notamment que les femmes ne tiennent leur rang que des hommes, ce qui fait que ce rang est précaire, peut à tout moment être supprimé ou modifié. Or c'est justement le problème majeur de la condition féminine : le fait de dépendre des hommes pour avoir quoi que ce soit, propriété, rang, statut, métier, considération, liberté... Schopenhauer, qui voudrait que la femme soit tout le temps soumise à l'homme, signifie malgré lui que cette soumission est justement ce qui empêche les femmes d'être épanouies, indépendantes, libres sur tous les plans.

Syderen
2
Écrit par

Créée

le 24 juin 2022

Critique lue 1.7K fois

20 j'aime

8 commentaires

Syderen

Écrit par

Critique lue 1.7K fois

20
8

D'autres avis sur Essai sur les femmes

Essai sur les femmes
Syderen
2

Le Roi des incels

Schopenhauer est un auteur très connu, mais de façon superficielle. Ses textes misogynes, réactionnaires et son pessimisme légendaire en sont sûrement responsables. Or, il est faux de réduire...

le 24 juin 2022

20 j'aime

8

Essai sur les femmes
doojsmud
5

Un règlement de comptes sauvé par le gong !!

De mon point de vue, dès que le philosophe se laisse envahir par l'affect, il perd la raison. C'est ce qui a du arriver à Schopenhauer quand il a écrit ce texte. Mais il se reprend quand même dès la...

le 17 oct. 2014

4 j'aime

Essai sur les femmes
kaireiss
5

Les mérites de la thèse

Un tel essai serait vraisemblablement anathématisé avant même de paraitre dans une société presque entièrement féminisée. Pourtant, la thèse de Schopenhauer s'entend et se conçoit assez...

le 11 nov. 2021

3 j'aime

1

Du même critique

Essai sur les femmes
Syderen
2

Le Roi des incels

Schopenhauer est un auteur très connu, mais de façon superficielle. Ses textes misogynes, réactionnaires et son pessimisme légendaire en sont sûrement responsables. Or, il est faux de réduire...

le 24 juin 2022

20 j'aime

8

Ménexène
Syderen
8

La rhétorique de Platon peut-elle casser des briques ?

Tout comme sa dialectique, la rhétorique de Platon casse en effet des briques – ici celles du patriotisme athénien. Ce livre est un petit bijou, un pur régal. Quand on voit le Gorgias et à peu près...

le 17 juil. 2022

10 j'aime

De beaux rêves
Syderen
8

Des cauchemars pour les spiritualistes

Cet ouvrage est extrêmement bien mené. Dennett est à l'opposé d'un certain nombre de mes idées philosophiques, mais je suis forcé d'avouer que ses thèses tiennent la route. Son objectif est de...

le 27 juin 2022

9 j'aime