L’oeuvre d’Irvin Yalom repose sur une idée étonnante et assez remarquable – choisir la forme romanesque pour dire la naissance de la psychanalyse à travers une fiction, les rencontres imaginaires entre Nietzsche, Freud, Lou Salomé et Josef Breuer. C’est ce dernier personnage, le moins connu des quatre, sans doute une projection de Yalom lui-même, qui est le centre, le pivot de toute l’œuvre. C’est lui en fait qui rencontre les trois autres (qui eux ne se croiseront pas, sinon de façon indirecte, à travers les relations effectuées par Breuer de ses autres entretiens).
L’idée est excellente, et le contenu pour le moins irrévérencieux. La psychanalyse serait née de ces rencontres, et l’apport de chacun y est clairement spécifié. A Nietzsche (qui n’a certes jamais évoqué la question de façon explicite), toute la part essentielle à accorder à la psychologie et à l’inconscient, et il n’hésitait pas, par ailleurs, à se voir en physiologiste plutôt qu’en philosophe. A Breuer, l’idée essentielle et explicite que le langage doit jouer un rôle essentiel dans le traitement médical. Josef Breuer, très reconnu de son vivant pour ses travaux sur l’oreille et le sens de l’équilibre, a été également célèbre pour son expérimentation sur l'hystérie de Bertha Pappenheim (le cinquième personnage, essentiel, du roman), la méthode cathartique à base de langage et d’hypnose, très controversée par la suite, et qui fait l’objet d’un chapitre détaillé dans les Etudes sur l’hystérie, coécrites par Breuer et … Freud.
Freud en fait joue un rôle secondaire dans le roman, même si son retour (alors qu’on semblait l’avoir oublié) est à la base du coup de théâtre final. Mais il est surtout très présent, en arrière-plan, en élève de Breuer, observateur, attentif, aux aguets, malin – et capable, on le pressentait, de tirer le meilleur parti de tous ces événements.
La fiction proposée par Irvin Yalom évoque donc, sous un angle inédit, la naissance de la psychanalyse ; elle propose aussi une lecture très informée de la pensée nietzschéenne – saisie en instantané à la vielle de la rédaction de Zarathoustra, et avec des références explicites au Gai savoir et à Humain, trop humain. C’est toute la philosophie de Nietzsche qui est ainsi présentée, par le philosophe lui-même, tous ses grands thèmes, souvent illustrés par des phrases tirées de ses ouvrages – jusqu’à l’anticipation d’Ainsi parlait Zarathoustra – « Il faut encore porter en soi le chaos pour pouvoir enfanter une étoile dansante. »
Cette lecture est sans doute contestable par moments – il n’est pas certain que Nietzsche ait vraiment vénéré la science (qu’il tenait aussi pour une des « nouvelles idoles »),et l’interprétation très premier degré, assez simpliste de l’éternel retour tient presque du contresens. Mais cette approche a l’immense mérite de la clarté et offre des éclairages réellement intéressants (on y reviendra), sur la pensée de Nietzsche – et au-delà.
(C’est le bon moment pour revenir sur le titre, peut-être déconcertant, donné à cette chronique – les états valétudinaires etc. Il est emprunté à un ouvrage de Pierre Klossowski consacré à l’œuvre de Nietzsche – « Nietzsche ou le cercle vicieux ». Il y a (disons) très longtemps, j’avais découvert le livre à la devanture d’une librairie parisienne, Nietzsche, un beau titre intrigant, une belle couverture, un dessin représentant le philosophe, très stylisé, juste la mèche, les sourcils, l’orbite des yeux, et la grosse moustache. J’ai payé, sans chercher à en savoir plus. Quand je l’ai ouvert, je suis tombé sur le titre de la première partie – les fameux états valétudinaires … Avec du recul, le texte, assurément prétentieux et abscons, renvoie sans doute à une évidence : les variations et les problèmes de santé ont un impact important sur la pensée de Nietzsche, son langage et ses soubresauts. A l’époque, j’avais immédiatement renoncé à faire l’effort, posé immédiatement le livre, depuis oublié je ne sais où. C’est de cette époque que j’ai défini une question et une équation imparables à l’approche de tout ouvrage : est-ce que l’effort imposé par la lecture est susceptible d’être proportionnel au bénéficel recueilli ? Dans le doute, je préfère m’abstenir. Pierre Klossowski, fils d’artistes qui fréquentaient Rilke ou Gide, frère du peintre Balthus, grand ami de Georges Bataille, chrétien « mystique », exégète de Nietzsche ou de Sade, accessoirement scénariste (très mauvais) et acteur (très mauvais), finalement peintre (ce qu’il a sans doute fait de mieux), est donc passé à la trappe ; fin de la parenthèse idiote).
Cela dit, l’ouvrage d’Irvin Yalom valide effectivement l’hypothèse de P. Klossowski – les troubles de la santé, les effondrements, à l’origine d’une pensée chaotique …
(Breuer) Une telle situation – une souffrance quasi constante – avec seulement quelques embellies chaque année – et une vie de douleur -, tout cela me paraît êtrte un terrain propice au désespoir et au pessimisme métaphysiques. (…)
(Nietzsche) Ce que vous dites là, Docteur Breuer, est indéniablement vrai pour certaines personnes (…), mais dans mon cas, ce n’est pas vrai. Désespoir ? Non. Peut-être jadis, mais plus maintenant. La maladie frappe mon corps, mais ce n’est pas moi. Je suis ma maladie et mon corps, mais eux ne sont pas moi. L’un et l’autre doivent être surmontés (…)
(…) J’ai une raison de vivre qui peut s’accorder avec n’importe quelle manière de vivre. Je vais accoucher, dit-il en montrant sa tempe, de livres, de livres presque achevés, de livres auxquels moi-même seul peut donner naissance. Il m’arrive de considérer mes migraines comme des accidents de travail intellectuel.
Le roman d’Irvin Yalom valide également toutes les théories sur la relation très complexe qui unissaient Lou Salomé, Nietzsche et son disciple Paul Rée, dans le cadre d’un ménage à trois singulier, scandaleux et très complexe – dans lequel l’auteur n’accorde pas forcément le beau rôle à Lou Salomé, manipulatrice, usant constamment de son pouvoir de séduction, jusqu’à presque y soumettre Breuer, au-delà du trouble initial. On retrouve ici le thème essentiel du film de Lilianna Cavanni (Au-delà du bien et du mal), contant sans concessions l’histoire de ce trio insolite conduit par la femme et destructeur pour les hommes, film encore plus troublant du fait de la grande ressemblance physique entre Lou Salomé et son interprète, Dominique Sanda. Lou Salomé, après Nietzche et Rilke, tentera aussi, mais en vain, d’exercer son pouvoir d’attraction sur Freud. Une photographie célèbre, et tout aussi troublante, rappelle le trio insolite :
Le film de Liliana Cavanni (quasi introuvable) mériterait sans doute d’être redécouvert.
Irvin Yalom choisit donc la fiction dialoguée pour tenter d’évoquer une thérapie inédite, une succession de dialogues dans lesquels, entre Nietzsche et Breuer, on finit par ne plus savoir qui est vraiment le thérapeute, qui est vraiment le patient. Pour éviter de s’enfermer dans cette seule approche formelle, Yalom, à la fin de chaque chapitre, multiplie les changements de point de vue et d’énonciateur, en rapportant les analyses respectives de Nietzsche et Breuer au terme de chaque entretien, et surtout en insérant les lettres (certaines authentiques, certaines imaginaires) envoyées par Nietzsche à Lou Salomé ou à Wagner.
Mieux, la progression dramatique qui accompagne ces échanges dialogués prolongés débouche effectivement sur un coup de théâtre – comme le passage, propre à tous les manuels de philosophie, de la connaissance à l’action. C’est Breuer, désormais dans la position du malade, qui décide de mettre en application tous les principes posés par Nietzsche, désormais, thérapeute, et de tout abandonner, famille, amis, relations, situation, sa "petite" vie, tout quitter, pour partir à la quête de lui-même, sans savoir évidemment où vraiment aller.
On voit bien tout ce qu’il peut y avoir de naïf, presque niais, dans cette décision. L’honorable professeur Breuer n’est pas Jack Kerouac – la catastrophe et le ridicule guettent, à moins que le roman, toujours plus surprenant, n’ait pas encore livré tous ses secrets.
L’écriture d’Irvin Yalom ne présente pas de caractéristiques particulièrement remarquables, ne recherche pas les effets (d’autant moins aisés à percevoir avec les contraintes de la traduction). Il y a pourtant une vraie réussite d’écriture, au cœur du récit, au moment de la fuite (vers où ?) de Breuer, à l’instant crucial où il découvre ce qu’est devenue la femme aimée (le personnage déjà évoqué de Bertha Pappenheim). Le récit est jusqu’à présent rapporté, logiquement, au passé comme l’ensemble du roman. Et tout d’un coup c’est le présent qui surgit, qui s’impose, qui explose.
… Elle plia même les genoux – ça, jamais Breuer ne l’avait vu chez elle,- et fit remonter sa robe, presque jusqu’à la taille. Durkin se tenait raide comme un piquet, lorgnant les sous-vêtements roses de la jeune femme et l’ombre légère d’un triangle noir.
Depuis le lointain poste d’observation, Breuer, lui aussi, pétrifié, voulut voir par-dessus l’épaule du médecin. « Couvre-la, fou ! », se dit-il. Durkin essaie de baisser la robe de Bertha et de reboutonner son manteau, elle l’en empêche de ses mains ; ses yeux sont clos. Est-elle en transe ? Durkin semble agité – on le comprend, pense Breuer – et regarde nerveusement autour de lui. Personne, Dieu merci ! (…)
(…) Le jeune couple poursuivit sa promenade.
Très belle trouvaille, ouverte à mille interprétations. Ce n’est pas la moins étonnante qui l’emportera.
Le plus intéressant de l’ouvrage est encore au-delà – et touche, au plus profond, le personnage de Nietzsche. Le penseur, fidèle à sa légende, est radical,dur, froid, impossible à détourner de sa pensée et de sa radicalité, de ses vues sur la vie. Il donne des leçons de vie, et pourtant il ne vit pas. Tout est dans ce hiatus, rendu (maladroitement peut-être) dans le titre du roman. Toute l’œuvre de Nietzsche, au-delà de sa pensée, résonne comme un appel – la recherche de la femme, Ariane la compagne de Dionysos, l’anneau dans l’anneau, et l’illusion, très vite dissipée, de l’avoir trouvée avec Cosima Wagner ou même avec Lou Salomé ; la recherche constante des compagnons, des amis, des hommes supérieurs, tous finalement si décevants, si pitoyables et dispersés par le lion à la fin de Zarathoustra. L’œuvre de Nietzsche est aussi, derrière sa puissance aristocratique, un appel assez désespéré, le témoignage d’une solitude infinie et d’une santé qui finit par s’épuiser. On y revient.
Humain, trop humain, c'est peut-être l’intuition essentielle d’Irvin Yalom.