Il faut beaucoup d'espoir, et surtout une grande confiance en Ken Kesey lors des premières (centaines de) pages de Et quelquefois j'ai comme une grande idée, pour ne pas se décourager, persévérer, et voir enfin la nature du roman se révéler pleinement. Quelques œuvres seulement en 30 ans, dont le plus célèbre Vol au-dessus d'un nid de coucou en 1962, mais une fois passé sous le rouleau-compresseur de cette fresque familiale de l'Oregon dont la densité peut se comparer aux meilleurs Steinbeck, on peut comprendre que l'écrivain américain ait dû faire une pause de 25 années avant de republier un nouveau récit de fiction.


Une petite ville forestière fictive du nord-est américain, structurée autour du fleuve Wakonda Auga qui occupe une place aussi importante que les principaux protagonistes. Au milieu de la rivière, une péninsule à laquelle on accède difficilement par bateau et où s'est établie la famille Stamper, petite dynastie de bûcherons rassemblée autour du patriarche Henry, le fils Hank indestructible poteau familial, sa femme Viv symbole de résignation, le cousin fidèle Joe Ben, et l'autre fils Leland, l'intellectuel longtemps exilé à l'autre bout du continent et revenu au bercail pour des raisons qui se révèleront très progressivement, mèche lente qui se consumera pendant près de 900 pages. Une grève paralyse l'industrie forestière mais la famille n'a pas rejoint le mouvement et s'oppose avec virulence au syndicat : en toile de fond, la mécanisation de la sylviculture, l'arrivée des tronçonneuses et la menace qu'elles font peser sur la première source d'emplois de la région.


On n'accède pas aisément au contenu et il faudra une patience non-négligeable afin de pénétrer les strates du récit particulièrement épaisses et entremêlées : c'est d'ailleurs la grande particularité et la grande force de Et quelquefois j'ai comme une grande idée, la manipulation de la trame narrative par la multiplicité des locuteurs. C'est un roman qui tisse sa narration à partir d'une multitude de voix complémentaires sans annonce, sans référence claire, et combinant de nombreux points de vue au sein des mêmes paragraphes — seule la présence de parenthèses ou d'écriture italique indique un changement de narrateur, et ils sont extrêmement nombreux, brutaux, soudains. C'est une écriture qui fait cohabiter plusieurs points de vue en parallèle, en multipliant les perspectives subjectives (les pronoms de la première personne faisant référence à plusieurs locuteurs qui s'entrechoquent) et objectives, souvent pour alimenter des oppositions fortes entre Hank et Leland. Il en résulte une intelligibilité plutôt malmenée surtout en début de roman, pendant toute la durée de l'acclimatation, et ce d'autant plus fortement qu'à la superposition des narrateurs s'ajoute une superposition des époques et des lieux. Un espace-temps remodelé et hallucinant de maîtrise.


Dans le fond, Kesey tisse une histoire de vengeance au très (très) long cours, en marge du portrait de rebelles qui peuplent le clan Stamper, ces gens (ce sont des hommes surtout) qui refusent de céder, s'interdisent d'abdiquer, des Sisyphe qui luttent contre vents et marées à l'image de l'ilot perdu au milieu d'une rivière menaçante qui leur sert de foyer, la seule maison dans les environs qui n'ait pas été emportée. L'ensemble avance dans un tumulte permanent, au sein duquel le récit des événements se trouve sans cesse parasité par un flux incessant de pensées intérieures et d'impressions diverses greffées. C'est une histoire polyphonique et sauvage qui prend son temps, qui cultive une lenteur absolue en peuplant l'univers d'une myriade de personnages aux psychologies complexes. En donnant accès à leurs sentiments profonds, on prend la mesure des inimitiés, des sensibilités opposées, et des névroses qui grandissent et grandissent indéfiniment. Le tout saupoudré de quelques séquences magistrales, l'histoire d'un bras tendu, un abattage qui tourne au massacre, un homme piégé dans l'eau sous une grume, une traversée en barque se transformant en climax de la tension entre deux frères ennemis... Un style unique, frénétique, et fascinant par endroits.


https://www.je-mattarde.com/index.php?post/Et-quelquefois-j-ai-comme-une-grande-idee-de-Ken-Kesey-1964

Morrinson
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le 28 juin 2024

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Morrinson

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